Souvenirs De Man

Publié le 4 février 2003 Lecture : 3 minutes.

Je me souviens du DC3 d’Air Ivoire qui cahotait sur la piste de l’« aviation », deux fois par semaine. Dès que l’appareil était posé, le pilote se précipitait sous la carlingue en dépliant son mouchoir pour repérer les fuites d’huile. Quand un passager l’interrogeait, il le rassurait d’un sourire : « Tant que ça coule, ça veut dire qu’il y en a… »
À la saison de la traite du café, c’étaient les commerçants libanais qui débarquaient, chargés de gros sacs de francs CFA qu’ils fourraient à l’arrière des camionnettes « bâchées » – on ne connaissait pas encore les 4×4 – venues les attendre pour les conduire dans les plantations. Là, ils enfonçaient le bras jusqu’au coude dans les tas de grains qui séchaient au soleil, jetaient un coup d’oeil sur le contenu de leurs paumes ouvertes et puis ils comptaient les billets, devant la population réunie en arc de cercle.
Je me souviens de l’épidémie de choléra. Quand les premières caisses de vaccins finirent par arriver, on s’aperçut, à la préfecture, que les cartes de la région étaient fausses : elles dataient de la période, pas si lointaine, du « travail forcé ». Les villages qui étaient restés vides depuis que leurs habitants avaient fui les recruteurs de la colonie y figuraient toujours, soigneusement répertoriés. Pas trace, en revanche, des nouveaux campements construits à l’écart des routes, autour des puits aujourd’hui infectés. Je me souviens du camion qui sillonnait la brousse avec des infirmiers et un chargement d’ampoules dans une glacière. Bonne pomme, le chauffeur se faisait toujours piquer le dos le premier, pour donner l’exemple à la longue file inquiète qui serpentait sous les fromagers.
Je me souviens du jour où le téléphone avait été coupé. À la gare des taxis-brousse, on colportait d’étranges rumeurs : les Bétés de Gagnoa se feraient massacrer. L’armée pourchassait l’indestructible Kragbe Gnagbé, autoproclamé président de la République d’Éburnie et heureusement doté du pouvoir de disparaître à volonté. Rien à la radio d’Abidjan où les échos du match de foot dominical le disputaient aux programmes musicaux habituels. Je me souviens que dans les montagnes de l’Ouest, les 4 000 morts du Guebie n’avaient alors guère perturbé la foule joyeuse des marchés. Quand tout serait fini, Houphouët- Boigny saurait bien cicatriser les plaies…
Je me souviens qu’une nuit j’ai eu vraiment peur. De ma chambre, j’entendais des moteurs, des cris, le martèlement des pieds nus accourus de partout. Puis les premiers coups de feu. Je suis sorti. Ce soir-là, par bonheur, les deux gros Diesel de la compagnie d’électricité tournaient comme des horloges et les hautes tulipes du réverbère illuminaient le carrefour. En cravate et bras de chemise, le commandant de la gendarmerie grillait une cigarette au volant de sa rutilante Floride décapotable, venue on ne sait comment s’échouer sur la piste de latérite.
« Qu’est-ce qui se passe ? Qui tire sur qui ?
– Comment ? Tu n’as pas lu l’affiche ? Je t’en ai collé une à ton bureau, sur la campagne nationale d’éradication de la rage. On tue les chiens errants. Rentre chez toi. C’est pas la révolution ! »
Je me souviens qu’en 1970, à Man, il fallait avoir le vin de palme bien lourd pour croire que les gros nuages qu’on voyait passer, poussés par le vent entre le Liberia et la Guinée, allaient faire pleuvoir le sang sur les collines de la région. Aujourd’hui, les chiens de guerre ont pris les rues. Ce sont des enfants qui terrorisent et qui tuent. Et, pour en arriver là, il n’a même pas été besoin d’une révolution…

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