Soda, business et politique

Pour de nombreux musulmans, Coca-Cola demeure le symbole de l’Amérique honnie. Une aubaine pour tous les ersatz.

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

«J’en ai marre de Bush, de son « axe du Mal » et de sa politique pro-israélienne ! J’en ai marre de l’Amérique qui fait couler le sang des Palestiniens et qui, demain, fera couler celui des Irakiens. » Cet intellectuel tunisien, habituellement si pondéré, ne décolère pas. Pour une fois, ses sentiments sont au diapason de ceux du « petit peuple de la rue ». Depuis le 11 septembre 2001, le fossé qui sépare les États-Unis et le monde arabe s’est singulièrement creusé. Phénomène nouveau, l’exaspération commence à trouver une traduction économique. Partout, des mots d’ordre de boycottage des produits américains fleurissent. Cible privilégiée du courroux arabe : Coca-Cola, la célèbre boisson gazeuse, leader sur le marché des sodas (voir encadré). À l’instar de McDonald’s ou de Marlboro, Coca est l’une des firmes les plus authentiquement multinationales. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle est stigmatisée par les antimondialistes occidentaux. Mais dans le monde arabe, elle est d’abord perçue comme une marque américaine. On n’échappe pas à ses origines !
Le boycottage occasionne à la firme d’Atlanta des pertes difficiles à évaluer. En revanche, pour ses concurrents locaux, c’est une aubaine. ZamZam-Cola, le limonadier iranien, très implanté dans le Golfe, se frotte les mains. Cet ancien sous-traitant de Coca a dénoncé les accords le liant au groupe américain au lendemain de la révolution de 1979 pour lancer sa propre ligne de produits. ZamZam a fait un tabac dans son pays d’origine et s’est attaqué avec succès aux marchés voisins. Au point de devenir une des boissons les plus prisées en Arabie saoudite, où des dizaines de millions de litres sont écoulés chaque année. ZamZam, dont le nom est un clin d’oeil appuyé à la source sainte éponyme qui coule à La Mecque, a essaimé jusqu’en Indonésie et en Malaisie. La réussite commerciale du soda alternatif n’a pas échappé au Marocain Hassan Sentissi. Le patron de Radi Holding vient de signer un contrat d’exclusivité avec Agriculture & Food Industries Organization (Afio), la maison mère de ZamZam, pour introduire la marque sur le marché maghrébin. Son projet est ambitieux : il espère commercialiser 240 millions de bouteilles en un an. Montant de l’investissement requis : 100 millions de dirhams (9,3 millions d’euros). Visiblement, l’affaire doit être juteuse. Sentissi, prudent, se défend de vouloir concurrencer directement Coca et estime qu’il y a de la place pour plusieurs acteurs dans son pays. Mais, au fond de lui, il table sûrement sur un phénomène de rejet des boissons américaines.
Taoufik Mathlouthi, journaliste et homme d’affaires franco-tunisien, nourrit, pour sa part, un projet plus original encore. Il vient de lancer, en France, le premier soda 100 % militant : Mecca-Cola. Le patron de la station FM Radio Méditerranée prévoit de reverser 10 % des bénéfices nets engendrés par sa boisson « à l’enfance palestinienne » et 10 % à des « oeuvres européennes de charité ». Son slogan est redoutable d’efficacité : « Ne buvez plus idiot, buvez engagé ! » L’écho fait par la presse internationale à son initiative lui a donné un sérieux coup de pouce : « Le premier échantillon de soda n’était pas encore sorti d’usine que nous croulions déjà sous les commandes, explique-t-il, agréablement surpris par le succès rapide de Mecca-Cola. Nous avons mis les bouchées doubles pour lancer notre boisson le 5 novembre 2002, la veille du premier jour du ramadan. Coca est le symbole par excellence de l’impérialisme américain, de l’hégémonie insupportable des États-Unis, qui se font les complices des crimes de Sharon en Palestine. »
À Coca France, on affiche une sérénité à toute épreuve : « Nous n’avons pas de commentaire à faire sur le positionnement de Mecca. C’est un soda communautaire. Il en existe aussi en Bretagne (Breizh-Cola). Il cible une clientèle de niche. Si le produit est bon, il marchera, mais pour évaluer son impact, on manque de recul. Les chiffres fiables sanctionnés par des instituts indépendants (panels Nielsen) ne tomberont pas avant six mois. »
L’idée de Mecca-Cola a germé en mai 2002, et Mathlouthi a d’abord contacté ZamZam afin de représenter les Iraniens en France et de générer des recettes suffisantes pour soutenir les oeuvres caritatives palestiniennes. La marque n’étant pas en mesure de le fournir, il a eu l’idée de créer son propre soda courant août. Un jeu d’enfant, à l’entendre : 22 000 euros de mise de départ, une recette trouvée en une semaine par un ingénieur agronome via Internet et des sous-traitants enthousiastes. Installée à Saint-Denis (banlieue parisienne) dans des bureaux de 18 m2, Mecca tourne avec seulement huit permanents et ne dispose ni de stocks ni d’entrepôts. En trois mois d’existence, elle a déjà écoulé trois millions de bouteilles de 1,5 litre en Europe grâce aux réseaux d’épiceries, de boucheries et de supérettes « ethniques », et a été approchée par la grande distribution. Plus que la qualité de la boisson, excellente au demeurant, c’est la force du concept qui a fait la différence : « Mecca, c’est un produit humanitaire qui traduit d’abord un engagement politique antisioniste. »
Des petites bulles et une bonne dose de rhétorique, la formule de Mathlouthi pourrait se révéler payante. Car si les chiffres des ventes sont encore modestes, les manifestations d’intérêt venues des quatre coins du monde musulman ne laissent d’impressionner. Un industriel émirati vient de signer un contrat pour la fabrication et la commercialisation de 220 millions de bouteilles dans les pays du Golfe. Les négociations avec un limonadier marocain sont en voie de finalisation, et Mecca devrait monter prochainement à l’assaut du marché chérifien à partir d’usines locales. Les Pakistanais et les Indonésiens sont vivement intéressés. L’Égypte et ses soixante millions d’âmes ne sont pas encore au programme, les études préliminaires n’étant pas achevées. Mais cela ne saurait tarder. Ce sont près de 500 millions de bouteilles que le patron de Mecca ambitionne de vendre d’ici à la fin de l’année. Avec, à la clé, un bénéfice de 7 centimes d’euro par bouteille, qui servira, à hauteur de 10 %, à soutenir l’enfance palestinienne par le biais d’une Fondation Mecca-Cola. « Hors de question de verser directement l’argent à l’OLP, explique Mathlouthi. Nous voulons être certains qu’il ne sera pas détourné. La Fondation financera des projets présentés par des associations, et les sommes non déboursées iront à l’Unicef. »
Paradoxalement, la Tunisie, pays d’origine de Mathlouthi, est l’un des seuls où la commercialisation de Mecca paraît difficile à envisager. « Vu le contexte actuel, ce marché n’est pas un objectif. Sans vouloir préjuger de quoi que ce soit, je ne crois pas que les autorités permettront l’entrée de ce produit. Je suis catalogué comme opposant. »
Des entrepreneurs moins politisés y ont cependant rencontré une belle réussite. La famille Meddeb, propriétaire des yaourts Délice, souhaitait depuis longtemps lancer une gamme de sodas. Début 2001, elle a acheté une licence au groupe anglais Virgin(*). Lancés à grand renfort de publicité en février 2002, les gazouz Virgin-Cola (un ersatz de Coca, mais aussi des limonades de couleur verte, orange et bleue) ont suscité un engouement étonnant. Leur mise sur le marché a coïncidé avec la guerre d’Afghanistan et le massacre de Jénine. La plupart des gens, ignorant l’identité anglaise de la marque, ont acheté ce soda pour sanctionner la politique américaine. D’autres le consomment en connaissance de cause, pour faire mal à Coca et ne plus donner de l’argent « qui sera recyclé au service du lobby juif ». Le succès de Virgin, qui a surfé à son corps défendant sur la vague d’antiaméricanisme, ne s’est pas démenti. Ce gazouz semble durablement installé dans le réfrigérateur des Tunisiens. Officieusement, des cadres de la Société frigorifique et brasserie de Tunis (SFBT), le fabricant local de Coca, reconnaissent que leurs ventes ont chuté de plus de 10 % pendant la saison estivale. Sous l’effet conjugué d’un boycottage, virulent dans le sud du pays, et d’une baisse de la fréquentation touristique…

* Virgin Cola a été créé par le flamboyant Richard Branson, éclectique patron du label musical Virgin et de la compagnie aérienne Virgin Atlantic.

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