Rester ou partir ?

Nombre de ressortissants français, traumatisés par les violentes manifestations dont leur pays est la cible, hésitent encore à quitter Abidjan. En attendant une hypothétique sortie de crise, ils vivent avec la peur au ventre.

Publié le 4 février 2003 Lecture : 7 minutes.

Abidjan, le 26 janvier. L’encre de l’accord de Marcoussis n’a pas encore séché que déjà la fureur et le chaos s’emparent de la capitale ivoirienne. Un gourdin à la main et une pierre dans l’autre, des centaines de « jeunes patriotes » expriment leur mécontentement en attaquant tout ce qui, de près ou de loin, symbolise la France. Avec une violence inouïe, ces ultranationalistes se déchaînent en particulier contre l’ambassade de France, molestant au passage quelques ressortissants interceptés au volant de leur voiture. Leur haine est aussi dirigée contre les écoles françaises, comme le lycée Jean-Mermoz de Cocody, qui a été pillé et saccagé. Selon Catherine Rechenmann, présidente de l’Union des Français de l’étranger-Côte d’Ivoire, « les salles équipées de nouveaux ordinateurs ont été dévalisées, les classes de maternelle dévastées. Les pertes sont pour l’instant évaluées à 250 millions de F CFA, au bas mot. »
Terrorisés, les Français sont de plus en plus nombreux à envisager un départ. Entre le 28 et le 30 janvier, 500 d’entre eux se faisaient rapatrier. Pourtant, une semaine auparavant, tous semblaient avoir plus ou moins trouvé leur rythme.
Abidjan, le 20 janvier, à 7 h 30. Comme chaque matin depuis deux semaines, Catherine Delon lève les grilles de sa boutique, une succursale des Librairies de Côte d’Ivoire. Située face au Centre culturel français, dans le quartier du Plateau, l’enseigne fait la fierté de sa propriétaire. « J’ouvre un magasin à un moment où tout le monde met la clef sous la porte. J’ai donc pu trouver facilement un local disponible », souligne Catherine. Mais cette nouvelle librairie ne lui fait pas oublier les deux autres qu’elle a abandonnées, là-bas, à Bouaké. À la suite du coup d’État du 19 septembre, elle a dû les fermer. « Provisoirement », espère-t-elle. Tout comme elle a été obligée de quitter sa maison « dans le plus pur style africain », sa quinzaine de chevaux, ses amis… Retourner en France ? Pas question, « toute ma vie est ici ».
Comme Catherine, plus de quinze mille Français vivent encore en Côte d’Ivoire, et ne partiront qu’en dernier recours. Environ la moitié d’entre eux ont la double nationalité, française et ivoirienne. Pourtant, depuis quatre mois que dure la crise, ils n’étaient qu’environ cinq mille à avoir choisi de quitter le pays. Présente dans tous les secteurs de l’économie ivoirienne, la communauté française a déjà été durement touchée par le coup d’État de 1999. En octobre 2002, la Mission économique d’Abidjan a répertorié six cents sociétés appartenant à des hommes d’affaires français, souvent depuis plusieurs générations. deux cent quarante filiales, dont les maisons mères sont établies dans l’Hexagone, embauchaient aussi un nombre important d’expatriés. Mais, aujourd’hui, les affaires marchent au ralenti. La crise qui paralyse une grande partie du pays a pris de court les Français, car « tout le monde croyait qu’il s’agissait d’un coup d’État comme un autre ». Même si la majorité des membres de la communauté ne se décourage pas, l’inquiétude gagne du terrain. Certains sombrent dans la dépression, alors que d’autres cherchent un semblant de réconfort dans les antidépresseurs.
Chaque semaine depuis le 19 septembre, Catherine allait à Bouaké récupérer des fournitures pour approvisionner son nouveau magasin abidjanais. Huit jours après l’arrivée des rebelles, elle avait évacué la ville en même temps que quatre cents compatriotes et quelques membres d’autres communautés étrangères. « Le coup d’État est survenu la veille de la rentrée des classes, précise la libraire. J’avais déjà acheté tous les articles scolaires dont j’avais besoin pour mes deux boutiques. Maintenant, je dois les écouler. »
Catherine a pu ouvrir une librairie à Abidjan non seulement grâce à l’aide de ses amis et de ses fournisseurs, mais surtout parce qu’elle a su se débrouiller au moment de son évacuation par l’armée française. « J’ai loué deux camions de 35 tonnes pour emporter le maximum de livres. En chemin, notre convoi a rencontré plusieurs dizaines de barrages ! » Catherine fait cependant figure d’exception. Obligés de partir dans la précipitation, beaucoup de Français n’ont pu prendre avec eux le moindre bien.
« N’emportez que le strict nécessaire, tout doit tenir dans une valise ! » Telle était la consigne des militaires français. « Je me suis retrouvé sur la route comme un va-nu-pieds, un bermuda et une brosse à dents dans mon sac à dos, mes 4 millions de F CFA d’économies dans le caleçon, et vogue la galère », sourit Henri, un banquier à la retraite, qui résidait à Bouaké depuis quinze ans. Direction Abidjan, le seul endroit « sécurisé » du pays.
Si leur vie dans la capitale économique n’a pas vraiment été bouleversée, les expatriés français doivent tout de même, depuis le début de la rébellion, composer avec un facteur contraignant : le couvre-feu. De 22 heures à 6 heures, chacun se calfeutre chez soi. Les clubs sportifs sont désertés. La plupart des restaurants fréquentés par les étrangers ont fermé leurs portes. De toute façon, dès 20 heures, les rues sont désertes. Si l’instauration du couvre-feu a permis de diminuer les agressions à domicile, deux attaques nocturnes à main armée ont été signalées au domicile de ressortissants français. Après les agressions contre les représentations françaises le week-end du 26 janvier, une douzaine de maisons appartenant à des ressortissants de l’Hexagone ont été pillées.
Depuis le coup d’État de 1999, les Français, comme tous les autres habitants d’Abidjan, ont dû affronter une insécurité grandissante. Ils ont continué d’aller boire un verre au maquis le plus proche de leur domicile. Mais plus question de s’aventurer à l’autre bout d’Abidjan, le soir venu, pour déguster un « poulet bicyclette ».
Jusque récemment, comme de nombreux autres Occidentaux, les Français partaient souvent en week-end en famille, avec une nette préférence pour la plage, comme celle de San Pedro, à 350 km d’Abidjan, en direction de la frontière libérienne. Elle paraît maintenant bien trop éloignée et dangereuse pour attirer même les plus téméraires d’entre eux. « On se retrouvait encore sur les plages de Grand-Bassam ou d’Assinie, à l’est d’Abidjan », remarque Martine, installée depuis trente ans en Côte d’Ivoire. Clubs nautiques pour les enfants, bungalows avec chaises longues pour les adultes, le rituel n’avait pas changé. Mais c’était le trajet conduisant à la plage qui était devenu périlleux. « Plus question d’emmener la famille là-bas, affirme Martine, car les « patriotes » nous braquaient souvent sur la route. »
Avant le coup d’État, la sécurité n’était déjà pas assurée sur cette bande de bitume qui longe le golfe de Guinée. « Aujourd’hui, ces jeunes révoltés font preuve d’une rare violence. Le président Gbagbo a essayé en vain de désarmer ces ultranationalistes. » Même sans être agressé, le retour de la plage était devenu un véritable calvaire. « Les barrages des soldats loyalistes provoquent des embouteillages monstres : il fallait plus de trois heures pour rejoindre le centre-ville le dimanche soir », s’énerve Martine.
Quand le lundi arrive, tous les Français ne retournent pas forcément au travail. Employée dans une société privée de services industriels, Martine a vu « beaucoup de petites et moyennes entreprises fermer et mettre une partie de leur personnel au chômage technique ». Quand il ne s’agit pas de licenciements définitifs.
Autrefois professeur au lycée René-Descartes de Bouaké, Hélène est actuellement sans emploi, « car la totalité du corps professoral de l’établissement a été renvoyée ». Et sans ressources financières, puisque son dernier salaire lui a été versé fin novembre 2002. L’État français doit indemniser les salariés privés de leur travail. Mais personne n’a encore reçu le moindre dédommagement.
Heureusement, pour ce qui est du logement, la solidarité a particulièrement bien fonctionné au sein de la communauté française. Même si vivre en dehors de chez soi commence à devenir pesant. La plupart des Français habitent au sud d’Abidjan, en zone 4, où la demande de logements a explosé après le coup d’État de décembre 1999. Situé à quelques minutes en voiture de l’aéroport et de la base militaire française de Port-Bouët, ce quartier s’impose comme un lieu stratégique pour fuir rapidement le pays en cas d’urgence. Selon Michel Dejaegher, consul général de France à Abidjan, « il y a eu un mouvement général des Français après les émeutes du 26 janvier, beaucoup d’entre eux se sont rassemblés au sein d’une même maison, notamment en zone 4 ». Beaucoup d’élèves vivent dans ce quartier et doivent chaque jour franchir les ponts sur la lagune Ébrié pour se rendre au nord de la ville, dans les écoles de la Riviera ou de Cocody. La multitude de points de contrôle fait frémir plus d’un parent. Après les dernières vacances de Noël, la fréquentation du lycée français Jean-Mermoz de Cocody a baissé d’environ 15 %.
La peur au ventre, Hélène ne se pose plus qu’une seule question : « Et maintenant, que faisons-nous ? Quand il s’agit des biens, on laisse faire. Mais de la rue j’entends des appels au meurtre de Français. Je n’ai aucune envie de laisser ma vie à Abidjan. »

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