Post-Marcoussis ; Pré-Bagdad

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Deux pays en crise sont, depuis des mois, au centre de nos préoccupations : l’Irak, à un mois d’être bombardé puis envahi militairement par les États-Unis et « la petite coalition » de pays qui ont accepté de se joindre à eux ; la Côte d’Ivoire, qui se retrouve, début février, à nouveau dans la tourmente.
D’importance inégale, les deux crises sont graves pour chacun des deux pays et pour leur région ; elles posent de surcroît des problèmes moraux et politiques qui nous interpellent tous.
Sur chacune d’elles, nous sommes abreuvés d’informations – et d’« intox » -, d’analyses et de commentaires, sans que notre soif de comprendre en soit apaisée.
En posant ci-dessous les questions que les gens sérieux et informés se posent, en vous disant chaque fois que possible ce qu’ils savent mais ne disent pas ou pas assez clairement, je voudrais tenter de vous aider à comprendre.

1 – La Côte d’Ivoire
Ceux, Africains ou non, qui s’emploient à traiter le mal ivoirien se posent une série de questions, dont les principales portent sur Laurent Gbagbo :
L’actuel président est-il le problème ou la solution ? Sans lui, les choses iraient-elles mieux ou plus mal ? Retient-il la main des activistes et des « escadrons de la mort » ou bien est-il, fût-ce par personne interposée, l’organisateur et le bénéficiaire de leur besogne ?
Lorsqu’il a endossé à Paris les accords conclus à Marcoussis, les déclarant « souhaitables et acceptables », qu’il a commencé leur mise en oeuvre par la nomination d’un nouveau Premier ministre et qu’il a, en toute hâte, le dimanche 26 janvier, « sauté dans un avion » pour Abidjan afin de les expliquer à ses troupes, était-il convaincu et sincère ? Ou bien contraint et déjà décidé à prendre ses distances ?
Rentré en Côte d’Ivoire, il a reporté de jour en jour « son discours à la nation », c’est-à-dire l’expression publique de sa position à l’égard des engagements qu’il a pris. Est-ce par choix tactique ou parce qu’il est à la recherche d’une stratégie ?
En un mot comme en mille, le Gbagbo qui s’exprimera dans ce discours sera-t-il « le roublard » que disent de lui ses adversaires ou l’homme d’État que claironnent ses amis ?
Nombreux sont les Africains et les Ivoiriens à s’être sentis humiliés par la forme prise par les accords de Marcoussis et de Paris sur la Côte d’Ivoire, oeuvre de l’ancienne puissance coloniale qui a tout organisé et payé, tout conçu. Le pays d’Houphouët, devenu « l’homme malade de l’Afrique de l’Ouest », a dû faire sa « conférence nationale » en France sous la présidence d’un juriste français et alors qu’il était militairement occupé. Il en est sorti sur des béquilles : un « protectorat » de la France et de la communauté internationale (qui sont allées jusqu’à orienter le choix et faire nommer le Premier ministre et les ministres).
Mais, à qui la faute, sinon aux héritiers d’Houphouët, dont l’interminable chicaya (« dispute ») a conduit le pays à la dislocation, et aux dirigeants ouest-africains qui se sont révélés incapables, sans la France, de trouver un remède au mal ivoirien dont leurs pays subissent les contrecoups ?
Est-il bien raisonnable de faire appel à la France, pour ressentir ensuite le poids de son intervention et en rejeter les implications ?

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Quoi qu’il en soit, dix jours après leur signature, les accords de Marcoussis et de Paris sont remis en cause mais restent la seule (et une bonne) base pour construire une Côte d’Ivoire apaisée.
L’ancien président de ce pays, Henri Konan Bédié, a participé à ces accords et les a signés. Dans une interview donnée le 29 janvier, il en a dit ce que j’ai entendu de plus juste et de plus raisonnable :
« Les accords de Marcoussis sont des accords pertinents dont la bonne application était susceptible de créer les conditions d’une sortie de la crise. Ils réunissent un ensemble de conditions pour retrouver la paix en Côte d’Ivoire. […]
« L’octroi des ministères de la Défense et de l’Intérieur aux rebelles est une décision prise au niveau des chefs d’État, au niveau des grandes puissances pour être plus précis. Je constate qu’elle pose problème. […]
« Il faut que, dans l’humilité, tous s’accordent à s’appliquer à l’ouvrage, mais au besoin à le remettre sur le métier s’il se trouve que des points particuliers posent problème. […]
« Il y a un « Comité de suivi » composé des grandes puissances et des bailleurs de fonds internationaux. Cela permet de rectifier le tir si nécessaire. »
Dit plus simplement : « oui » aux accords de Marcoussis (et de Paris), mais légèrement remaniés avec l’accord des parties qui les ont signés.
C’est probablement ce à quoi nous allons assister, car il n’y a pas d’autre solution susceptible de conduire sans « casse » vers une Côte d’Ivoire nouvelle et apaisée. Et les enjeux sont trop importants pour que ce grand pays d’Afrique de l’Ouest ne soit pas aidé – ou contraint – à s’arrêter au bord de l’abîme.
Mais la question de fond demeure : ceux qui ont mis leur pays dans la situation où il se trouve peuvent-ils être ceux-là mêmes à qui l’on confie la mission de l’en sortir ?

2 – L’Irak
Il n’y a plus guère de doute : « la petite coalition » anti-Saddam est constituée(*), les militaires anglo-américains sont (presque) prêts, et la décision est (à mon avis) prise de les envoyer jusqu’à Bagdad pour éliminer Saddam, coupable de rébellion contre son ancien maître et d’excès divers.
Lui et sa clique seront remplacés par des « dirigeants » dociles qui diront et feront ce qu’on leur dira de dire et de faire.
Les peuples voisins sauront « qui est le patron », et leurs dirigeants, qui étaient déjà aux pieds des maîtres de l’Amérique, seront encore plus terrorisés et obéissants.
L’allié Ariel Sharon et ses gens, y compris aux États-Unis, en seront reconnaissants à l’administration Bush.
Les Américains et le monde en oublieront que dix-sept mois après que George W. Bush eut juré qu’il aurait Ben Laden, Omar et leur état-major « morts ou vifs », il n’a pris ou tué que leurs comparses.
Dès le mois de juin 2003 commencera l’oeuvre grandiose de remodelage du Moyen-Orient – et, plus prosaïquement, une exploitation plus intelligente de son pétrole. (Voir pp. 83-85, l’article de Patrick Seale.)

Si je n’ai plus de doute, c’est que les signes, tous concordants, se multiplient :
– dans ses déclarations, Colin Powell, excellent baromètre, a cessé de marquer « diplomatie jusqu’au bout » pour indiquer « tempête inévitable » ;
– les hommes d’affaires (américains et internationaux), qui ne voulaient pas de la guerre, s’y sont résignés et disent tous à la Maison Blanche : « Vous y tenez absolument ? Alors, commencez-la vite, cette guerre, et que ce soit terminé en peu de semaines » ;
– la préparation psychologique va s’intensifier en février jusqu’au début des bombardements. Elle sera d’autant plus dévastatrice pour Saddam que ce que disent de lui les Anglo-Américains est plutôt vrai : « Il ne désarme pas (complètement), il dissimule. »
Ils se gardent d’ajouter, ce qui est tout aussi vrai, que ce qu’il parvient à dissimuler, au prix d’efforts dignes d’une meilleure cause, n’en fait pas la menace régionale, voire planétaire, qu’ils décrivent. Et ne justifie aucunement le recours à la guerre
Sauf coup d’État, mort ou fuite de Saddam, tous improbables, sauf coup de théâtre, les États-Unis et leurs fidèles attendront la fin de février (et de la présidence allemande au Conseil de sécurité) pour, en mars, sous présidence guinéenne, déclencher la guerre aéroterrestre contre leur ex-ami Saddam.

* Elle rassemble la moitié de l’Europe, la Turquie, l’Australie et, en secret, la moitié « utile » des vingt-deux pays de la Ligue arabe.

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