Porto Alegre décolle, Davos piétine

Le Forum économique mondial et le Forum social mondial se sont tenus du 23 au 28 janvier. Les altermondialistes rassemblés au Brésil ont volé la vedette aux grands patrons.

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Généreux contribuables suisses : accueillir, du 23 au 28 janvier, le gotha de la finance et de la politique mondiales à Davos leur aura coûté cette année 100 millions d’euros pour financer les mesures de sécurité requises. Quelques centaines d’entre eux ont bien tenté de protester contre la tenue du Forum économique mondial (World Economic Forum, WEF), mais la grande majorité est restée silencieuse. Même s’il est de moins en moins couru – nombre de leaders politiques européens, notamment allemands et français, l’ont boudé cette fois – et que l’on y croise désormais plus de policiers et d’agents de sécurité en tout genre que de participants, le WEF demeure un lieu privilégié pour les contacts au sommet. Et cette année, la barre était placée très haut puisque le thème retenu par le docteur Klaus Schwab, président du Forum, était rien de moins que : « Rebâtir la confiance ». À quelques milliers de kilomètres de là, au sud du Brésil, Porto Alegre et ses damnés de la Terre. Pour sa troisième édition, le Forum social mondial (World Social Forum) a rassemblé, également du 23 au 28 janvier, plus de 100 000 personnes dans une joyeuse pagaille. Victime de son succès, le sommet de ceux qu’il est désormais convenu d’appeler les « altermondialistes » et non les « antimondialistes » – a abrité 1 700 ateliers ou conférences, où l’on a refait le monde et tiré à boulets rouges sur le marché capitaliste et les méfaits du libéralisme sauvage. Pour la première fois, les deux manifestations ont eu les mêmes vedettes : Saddam Hussein et Lula. Bête noire des Américains, le président irakien a en effet été au centre (ou en toile de fond) de la quasi-totalité des débats à Davos. La morosité actuelle des marchés financiers, c’est à cause de lui. Le moral en berne des grands patrons et les cours du brut qui flambent, c’est à nouveau lui. Les bruits de bottes qui montent, c’est encore sa faute puisque les inspecteurs des Nations unies ont la preuve que s’ils n’ont rien pu prouver, c’est à cause de son « refus manifeste de coopérer »… Venus en force, les défenseurs de l’administration Bush ont pourtant eu du mal à faire partager leurs positions belliqueuses à des patrons plutôt en panne d’idées et en mal de réponses à leurs interrogations sur le futur proche de l’économie mondiale. Ils sont d’ailleurs pour la plupart – et après s’être acquittés des 27 000 dollars de frais de participation… – repartis avec leurs angoisses alors que Shimon Pérès, l’ancien chef de la diplomatie israélienne, tentait encore de les convaincre qu’une guerre en Irak « serait une très bonne chose pour la reprise de l’économie mondiale ». À l’inverse, le président brésilien, Luiz Inácio Lula da Silva, est la nouvelle coqueluche des médias et des patrons « éthiques », qui n’hésitent pas à voir en lui l’homme capable de jeter un pont entre leurs propres intérêts et ceux des défavorisés. Pauvre parmi les pauvres à Porto Alegre, il a défendu « un nouveau modèle de développement » et repris son idée de croisade contre la misère qui frappe, a-t-il rappelé à titre d’exemple, 140 millions des 170 millions de Brésiliens. Pour la combattre, il préconise la création d’un Fonds mondial financé à la fois par les États et le secteur privé. Sans trop en définir les contours, il a aussi évoqué la nécessité de construire de toute urgence un nouvel ordre mondial. Histoire surtout de marquer son terrain. Pauvre parmi les riches à Davos, il a plaidé pour « des solutions pacifiques sous l’égide des Nations unies » et souligné qu’une issue diplomatique était toujours possible en Irak. Intervenant juste après le secrétaire d’État américain Colin Powell, venu en coup de vent pour tenter de justifier la position de son gouvernement, Lula a aussi demandé que le renforcement du libre-échange souhaité par les maîtres du monde s’accompagne de plus de « justice et de réciprocité ». Très pugnace, il a lancé à un auditoire médusé : « Nous respectons tout le monde, mais exigeons également d’être respectés ; nous ne serons plus des citoyens de seconde classe. » Avec moins d’un mois d’ancienneté au pouvoir, l’ancien métallo brésilien a gardé toute sa fraîcheur, même si le plus dur pour lui – les négociations avec les créanciers de Brasilia et le Fonds monétaire international (FMI) – est encore à venir. À l’adresse des Américains, il a aussi lancé qu’il « était temps maintenant de construire un autre Brésil, mais aussi une autre Amérique latine ». Il faut dire qu’à Porto Alegre, nombre d’intervenants n’ont pas manqué de souligner que si espoir de changement il y avait, il ne pouvait venir que de l’apparition de nouveaux leaders politiques dans la sphère d’influence de Washington : Alvaro Uribe en Colombie, Alejandro Toledo au Pérou, Hugo Chávez au Venezuela et, dans une moindre mesure, Eduardo Duhalde en Argentine ainsi que Vicente Fox au Mexique. Reste que la ligne de fracture entre les deux mondes n’a fondamentalement pas varié d’un iota. D’autres que Lula ont bien tenté, depuis trente-trois ans qu’existe le Forum de Davos, de sortir les décideurs de leur conformisme intellectuel. En vain ou presque. Et le plaidoyer en faveur d’un « autre monde » s’apparente toujours plus à une utopie qu’à une véritable stratégie capable d’inverser les tendances actuelles. Les partisans de la mondialisation, forts de leurs théories économiques qu’ils ressassent quasi religieusement, prônent toujours une idée séduisante : l’essor du commerce mondial et l’accroissement des investissements étrangers dans les pays du Sud vont faire reculer la pauvreté. Pour aller vers l’économie libérale – unique planche de salut aujourd’hui -, les pays pauvres doivent faire tomber les barrières et laisser libre cours aux forces du marché. Pourtant, les réalités et les chiffres sont têtus. Et prouver que la libéralisation n’est pas un gage de réussite est un jeu d’enfant. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), qui est le meilleur observatoire en la matière, le prouve régulièrement. Ses études, que l’on feint d’ignorer à Davos et que l’on surexploite à Porto Alegre, indiquent clairement que le revenu réel par habitant des quarante-neuf pays les moins avancés de la planète (PMA) n’a progressé que de 0,4 % sur la période 1990-1998, alors que, dans leur grande majorité, ils ont libéralisé leurs économies et appliqué les recettes du FMI. Nombre d’entre eux ont aussi supprimé leurs barrières commerciales et leurs réglementations sur les prix et les produits, notamment agricoles. Qu’ont fait les pays riches au cours de la même période ? Ils ont accru de 30 % les subventions, déjà généreuses, qu’ils versent à leurs agriculteurs. À tel point qu’en 2002 le président sénégalais Abdoulaye Wade affirmait qu’elles avaient atteint 1 milliard de dollars par jour. Un véritable scandale, dont tout le monde disait être conscient à Davos et promettait d’agir bientôt… Cette hypocrisie a, en tout cas, eu le mérite de faire sortir de ses gonds l’excellent Trevor Manuel. Le grand argentier sud-africain a dénoncé le fait que l’Afrique ait été cette année « totalement absente » des discussions de Davos. « S’il y a réellement un engagement clair pour combattre la pauvreté et améliorer la situation des plus défavorisés, alors le simple fait qu’il y ait autant d’Africains vivant dans la pauvreté absolue devrait être l’enjeu numéro un. » Mais l’Afrique n’est plus à la mode : si, il y a deux ans, le Forum de Davos avait servi de rampe de lancement au Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), la participation africaine aux panels n’a été cette fois, selon les calculs de l’ONG sud-africaine Civicus, que de 1 ä. Un taux ridiculement faible qui n’a pas empêché Trevor Manuel de réaffirmer que le Nepad était non seulement un plan séduisant, mais aussi une véritable stratégie de développement qui allait être mise en oeuvre, car « les Africains en ont décidé ainsi ». Une réponse directe aux craintes exprimées par certains participants, qui n’ont pas hésité à mettre en doute la validité d’un partenariat dont les principaux promoteurs gèrent leurs pays et leurs mannes pétrolières dans l’opacité la plus totale et que, partant, ils étaient plutôt mal placés pour parler de bonne gouvernance. Seule consolation : la soirée de gala offerte par les Sud-Africains à Davos a fait un tabac. Invité surprise, Gilberto Gil, le nouveau ministre brésilien de la Culture, y a fait un tour de chant remarqué. Une manière comme une autre de faire souffler l’esprit de Porto Alegre à Davos…

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