Le sorcier blanc et le magicien noir

L’accord de Linas-Marcoussis signé dans l’euphorie le 24 janvier a été avalisé par les chefs d’État réunis à Paris. Soulagement des négociateurs et de la communauté internationale, colère de la rue à Abidjan… Premier écueil à franchir : la mise en place

Publié le 4 février 2003 Lecture : 8 minutes.

A la question, toute simple : « comment avez-vous trouvé Laurent Gbagbo lors des trois jours qu’il a passés à Paris, du 23 au 26 janvier ? », un officiel français, qui l’a beaucoup vu, répond par ce simple mot : « sonné ». Peut-être. Sans doute. Mais il n’est pas exclu qu’une semaine plus tard, après que, de violences orchestrées en consultations nocturnes, le président ivoirien fut (très provisoirement) parvenu à retourner la situation en sa faveur ou tout au moins à en limiter les effets pervers pour ce qui reste de son pouvoir, ce soient les Français qui, à leur tour, se retrouvent « sonnés ». Outre sa science du temps et ses désormais légendaires capacités d’esquive, ce survivant pugnace a démontré tout au long de cette crise à quel point les partenaires africains de la France pouvaient avoir leur propre autonomie. Quitte à transformer les meilleurs accords en usines à gaz et les ultimatums en simples bases de négociations. Comment l’exécutif français – tout particulièrement l’Élysée et le Quai d’Orsay – a-t-il vécu ces journées sous haute tension ? Retour sur quelques non-dits essentiels entre Linas-Marcoussis et Abidjan, en passant par Paris… Le malentendu de Marcoussis Dirigé à la baguette, conclu à la hâte, signé dans l’euphorie et les bulles de champagne, l’accord de Linas-Marcoussis (voir le texte intégral de ce document en pp. 70-72) comporte de nombreux points positifs, et même salutaires. Mais aussi une clause qui a fait sortir de ses gonds l’état-major de l’armée gouvernementale ivoirienne – déjà passablement humiliée sur le terrain. Il s’agit du paragraphe stipulant que soient désarmées « les forces en présence », autrement dit les rebelles des « Forces nouvelles » aussi bien que ce qui reste des Fanci. En d’autres termes, le gouvernement reconnu de la Côte d’Ivoire n’est plus autorisé à posséder une armée, et la défense du pays tout entier est confiée à une force mixte étrangère composée de militaires français et de la Cedeao. Bref, la mise sous tutelle est complète. Or, selon de bonnes sources à Paris, cette formulation est une erreur, due à la précipitation, à la fatigue et au manque de vigilance des signataires ainsi qu’aux méthodes un peu expéditives du président de séance Pierre Mazeaud. « Ne sont visées en fait, côté gouvernemental, que les 3 500 recrues récentes formées sur le tas depuis le 19 septembre 2002, assure-t-on au Quai d’Orsay. Cela n’a pas été précisé, et c’est une faute ; nous essayons de la réparer en faisant passer le message. » Petite cause, grands effets… L’ultimatum de l’avenue Kléber Contrairement à l’avis de beaucoup d’observateurs, ceux qui à Paris « font » la politique ivoirienne de la France sont persuadés que Laurent Gbagbo a beaucoup plus gagné que perdu dans l’accord de Linas-Marcoussis. « Il a sauvé son pouvoir grâce à la présence de nos troupes ; il voit son mandat confirmé jusqu’en 2005 ; il a la promesse de recouvrer l’intégralité de son territoire et celle de recevoir une aide financière conséquente : pour lui, c’était inespéré », confie une source haut placée, « d’autant que M. Gbagbo sait très bien que si nous décidions de lever les barrières pour laisser passer les rebelles, ces derniers seraient dans les faubourgs d’Abidjan en moins de vingt-quatre heures. » En conformité avec ces certitudes, les autorités françaises ont donc très mal pris les premières manifestations hostiles d’Abidjan le 25 janvier, alors même que Laurent Gbagbo se trouvait encore à Paris. Le fait qu’au-delà des « extrémistes proches du pouvoir » fustigés par Dominique de Villepin puisse exister un vrai et puissant courant d’opinion « sudiste », hostile non seulement aux rebelles mais aussi, hélas ! à tout ce qui vit au nord de Bouaké, n’est pas pris en compte. Pour les décideurs français, c’est bien le président qui est responsable de ces troubles, directement ou via son entourage le plus restreint. « C’est simple, soit Gbagbo manipule, soit il est manipulé ; dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas à son avantage », commente un proche de Villepin. Avant d’ajouter : « Tant qu’à faire, il vaudrait tout de même mieux que la première hypothèse soit la bonne. » Excédé, un haut fonctionnaire du ministère de la Défense n’hésite pas à lâcher : « Mais qu’attend Laurent pour se séparer de Simone ! » Même si l’on dément à Paris que le chef de l’État ivoirien ait été en quelque sorte mis à la porte le 26 janvier et obligé de rejoindre au plus vite Abidjan pour calmer les siens – « nous lui avons proposé de rester pour le déjeuner officiel, mais c’est lui qui a voulu partir aussitôt, ce qui est normal » – on ne cache pas que Jacques Chirac n’a pas apprécié ce « double langage » et qu’il l’a fait savoir à l’intéressé. La gaffe (calculée) de Guillaume Soro En annonçant publiquement la répartition des portefeuilles ministériels du « gouvernement de réconciliation nationale » – et, plus particulièrement, l’attribution de la Défense et de l’Intérieur au MPCI -, la tête pensante de la rébellion, révélation de Marcoussis (comme on le dit d’un jeune joueur de foot prometteur), a mis le feu aux poudres. Pour lui, il s’agissait de rendre irréversible ce choix, même si les Français auraient souhaité qu’il le taise. Est en effet apparue aussitôt une ligne d’affrontement entre les signataires de l’accord, en fonction d’une géographie qui n’a rien de politique. D’un côté, le MPCI et le RDR d’Alassane Ouattara, qui se taillent la meilleure part (Défense, Intérieur, Justice, Agriculture – autant dire l’armée, la police, l’administration territoriale qui organisera les élections, l’appareil judiciaire et ces deux mamelles que sont le café et le cacao) ; de l’autre, le FPI et le PDCI. Outre le fait que la tâche de refonder les forces armées aurait à l’évidence dû être confiée à une personnalité neutre, une telle répartition ne peut pas être acceptée par les durs de l’entourage présidentiel, dont certains semblent avoir en quelque sorte braqué un revolver sur la tempe de Laurent Gbagbo. Ce dernier a-t-il ou non consenti à ce partage ? Une chose est sûre : c’est bien lui qui, après avoir récusé le nom d’Henriette Diabaté comme Premier ministre (simple choix de négociation de la part du MPCI et du RDR) et après que ceux de Charles Konan Banny et de Daniel Kablan Duncan eurent fait un simple petit tour de piste sans suite, a avancé celui de Seydou Elimane Diarra. Si ses adversaires ont accepté cette proposition – personnalité consensuelle, Diarra est néanmoins réputé plus proche de Gbagbo que de Ouattara ou de Bédié -, c’était bien pour négocier la formation du gouvernement en position de force. À la suite d’apartés et de discussions parallèles au cours et en marge du sommet de l’avenue Kléber, avec ses pairs et avec certains leaders politiques ivoiriens, Laurent Gbagbo aurait en définitive consenti à cette répartition des portefeuilles. Telle est tout au moins la position officielle française. En fait, de bonne source, on convient à Paris que le président ivoirien « a semblé acquiescer ». Et d’ajouter : « Au vrai, il n’a dit ni oui ni non. » La grande peur des petits Blancs Pour expliquer le fait qu’en dépit des demandes répétées de la communauté française d’Abidjan le contingent militaire français ne se soit pas déployé dès le 25 ou le 26 janvier pour procéder à une évacuation massive, Paris avance quatre explications. Un : selon les services de renseignements français, les consignes données aux émeutiers par les organisateurs (Charles Blé Goudé, Yves Didopieu, Navigué Konaté, etc., eux-mêmes en liaison directe avec la présidence) étaient de s’en prendre aux biens matériels, pas aux personnes. Deux : cette consigne a effectivement été respectée, tout au moins les premiers jours. Trois : la mise en place du plan d’évacuation maximal, qui prévoit, outre la sécurisation au sol des principaux quartiers où vivent les expatriés, la prise de contrôle totale de l’aéroport et du port ainsi que des axes routiers y menant, est une solution de dernier recours. L’opération la plus lourde que l’armée française ait eu à mener en ce sens jusqu’ici (l’exfiltration de Brazzaville en juillet 1997, baptisée « Pélican ») concernait 6 000 personnes. Or les Français d’Abidjan sont trois fois plus nombreux. Quatre : on ajoute mezza voce que l’état-major de l’opération Licorne renâclera jusqu’au bout à intervenir, pour deux motifs essentiels. D’abord, les militaires sont là pour faire la guerre, pas la police ; ensuite, un tel déploiement nécessiterait que l’on dégarnisse la ligne de cessez-le-feu. Il n’empêche que la communauté française d’Abidjan, à qui l’on demande désormais de quitter la Côte d’Ivoire sauf impératif contraire, constitue un groupe de pression non négligeable. En grande partie favorable aux « sudistes » non musulmans et donc au pouvoir en place, elle n’hésite plus à inonder le Quai d’Orsay et l’Élysée de messages hostiles à la politique de Jacques Chirac (pour qui elle a majoritairement voté), interprétée comme un « lâchage » de Laurent Gbagbo. Et maintenant ? Tout est possible en Côte d’Ivoire : un lent pourrissement de la situation par exemple, semblable à ce qui s’était passé au Rwanda après la signature des accords d’Arusha entre pouvoir et rébellion, finalement assez proches de celui de Marcoussis. Mais aussi un scénario « à la Saigon », l’armée française déclarant Abidjan ville ouverte après avoir évacué ses ressortissants, et les rebelles prenant la ville comme les troupes de Giap avaient chassé les généraux sud-vietnamiens. « Il ne faut pas que Gbagbo s’imagine que nous serons là éternellement pour le protéger ; les raisons qui avaient motivé notre déploiement il y a quatre mois le long de la ligne de cessez-le-feu ont désormais en grande partie disparu », nous confiait ainsi un proche de Dominique de Villepin. Tout comme est envisageable, au contraire, la reprise du miraculeux consensus de Marcoussis, via l’ouverture de négociations complémentaires, en Côte d’Ivoire cette fois et peut-être à Yamoussoukro sous protection française, ainsi qu’on le suggère à Paris. Beaucoup de choses dépendront en fait de la capacité de contrôle exercée sur leurs troupes par les forces en présence : Laurent Gbagbo bien sûr, mais aussi le MPCI. L’un des chefs de la rébellion, l’adjudant Tuo Fozié, ne confiait-il pas récemment à un interlocuteur français que ses hommes l’avaient quasiment retenu en otage pendant quarante minutes avant qu’il se rende à Marcoussis et menacé de le descendre au retour, s’il trahissait la cause ? Jacques Chirac, qui aurait tant souhaité que le prochain sommet Afrique-France des 19, 20 et 21 février (dates maintenues contrairement à la rumeur, sauf en cas de déclenchement de la guerre en Irak) fasse le constat d’une Côte d’Ivoire sortie de l’oeil du cyclone, a d’ores et déjà dû déchanter. Quant à Dominique de Villepin, qui dans cette affaire dépense autant d’énergie que d’imagination, il n’ignore pas que certains de ses adversaires politiques (à commencer par ceux de son propre camp) aimeraient beaucoup le voir trébucher sur le dossier ivoirien. Critiqué lorsqu’il agit, critiqué lorsqu’il n’agit pas, le ministre français des Affaires étrangères se serait sans doute bien passé de cette crise là, aussi piégeuse et volatile que les fétiches d’une case bétée…

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