Le calvaire de Laurent Gbagbo

La conférence des chefs d’État qui s’est tenue les 25 et 26 janvier dans la capitale française s’est transformée en chemin de croix pour le numéro un ivoirien. Accueilli plus que froidement, il a dû entériner du bout des lèvres un texte qu’il semblait réc

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Lorsqu’il arrive, ce vendredi 24 janvier vers 16 h 30, à l’Élysée, Laurent Gbagbo est quelque peu crispé. Il n’a pas rencontré son homologue français, Jacques Chirac, depuis plusieurs mois. Les deux hommes se sont téléphoné, à plusieurs reprises, depuis le début de la crise en Côte d’Ivoire, « mais le moins qu’on puisse dire, rapporte un proche du président ivoirien, c’est qu’il s’agissait, bien souvent, d’un dialogue de sourds ». À l’Élysée, Gbagbo a eu droit à un accueil assez froid de la part de son hôte qui, contrairement à ses habitudes, n’a pas descendu les quelques marches du perron pour aller à sa rencontre. En sortant de l’audience, aux alentours de 18 heures, le président ivoirien ne fera d’ailleurs aucun commentaire, se contentant de lancer un baiser de la main en direction des journalistes qui essayaient de lui arracher quelques confidences.
« L’entretien, qui s’est déroulé en présence du chef de la diplomatie française Dominique de Villepin, a été, par moments, tendu », souligne-t-on dans le proche entourage du chef de l’État ivoirien. Le président français est revenu sur les grandes lignes de l’accord signé, le matin même, à Marcoussis, près de Paris, par les partis politiques et par les chefs des trois principaux mouvements de rébellion qui occupent le nord et une partie de l’ouest du pays. Puis, il a essayé – en vain – de « vendre » à son hôte la candidature d’Henriette Diabaté, le numéro deux du Rassemblement des républicains (RDR, le parti d’Alassane Ouattara) pour le poste de Premier ministre de « réconciliation nationale ».
Plus tard, toujours ce 24 janvier, Gbagbo aura un tête-à-tête avec Dominique de Villepin au Quai d’Orsay. Le ministre français essaie à son tour, sans plus de succès, de plaider le dossier Diabaté : « Elle est bien. Ce n’est pas une extrémiste. Elle a été ovationnée par l’ensemble des participants de la table ronde de Marcoussis… » Devant l’insistance de son hôte à lui faire avaliser ce qui apparaît à ses yeux comme le « choix de Paris », le président ivoirien abrège la conversation. « Je rentre à l’hôtel me reposer. On en reparlera demain… », lance-t-il avant de se retirer.
Tout au long de la conférence des chefs d’État sur la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo n’a pas été ménagé. À son arrivée à l’aéroport de Roissy, le 23 janvier, il n’a trouvé en tout et pour tout comme officiel venu l’accueillir que l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Gildas Le Lidec. Certains de ses proches sont alors persuadés que Paris profite de l’occasion pour prendre sa revanche après « l’humiliation » infligée, le 3 janvier à Abidjan, à Dominique de Villepin, conspué par des manifestants favorables au pouvoir, à l’issue d’un entretien avec Gbagbo. Certains proches du président comparent le chef de la diplomatie française, ni plus ni moins, à un « proconsul » : « Il a, depuis plusieurs mois, une attitude inqualifiable à l’égard de notre pays. Il intervient à propos de tout, n’hésite pas à donner des leçons et des ordres. C’est même lui qui a annoncé aux Ivoiriens l’exfiltration de Ouattara de l’ambassade de France où il avait trouvé refuge… »
« L’affaire Diabaté » reviendra de nouveau sur le tapis, peu après l’ouverture de la conférence des chefs d’État au Centre international des conférences de l’avenue Kléber, le 25 janvier, au cours d’un aparté entre Gbagbo, Chirac, le président gabonais Omar Bongo, le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, et Villepin. Les Français insistent sur le profil « consensuel » de l’égérie du RDR, catholique mariée à un musulman, universitaire, modérée, etc., Gbagbo ne cède pas et menace, à plusieurs reprises, de rendre son tablier : « Il ne me reste plus qu’à démissionner », confie-t-il au « doyen » Bongo, qui lui répond, sans se démonter : « Ce serait lâche de ta part. »
Plus que jamais, Laurent Gbagbo, et certains de ses collaborateurs avec lui, est persuadé que la conférence est un « piège », qu’on l’a fait venir à Paris pour le « déshabiller ». Ses hôtes français, il est vrai, ne lui ont même pas laissé la primeur de l’annonce du nom du Premier ministre de « consensus », Seydou Elimane Diarra. Pour sauver la face (et les formes), Laurent Gbagbo se contentera d’avaliser ce choix – qui était du reste le sien – dans l’enceinte de l’ambassade de Côte d’Ivoire en France, donc en « territoire ivoirien » : « Je viens de signer le décret portant nomination du Premier ministre », lancera-t-il d’une voix neutre dans une déclaration lue à la presse le 25 janvier au soir…
Il n’aura pas davantage de latitude concernant la formation du gouvernement de « réconciliation nationale » et, surtout, la répartition des portefeuilles sensibles : les Affaires étrangères et les Infrastructures reviennent au Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA, d’Henri Konan Bédié), l’Agriculture et la Justice au RDR, la Défense et la Sécurité au Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), le principal mouvement rebelle. Le Front populaire ivoirien (FPI), de Gbagbo, doit se contenter de l’Économie et des Finances, d’une part, et de l’Énergie. Maigre consolation, même si le Premier ministre désigné est un familier du chef de l’État.
Pour autant, le calvaire du président ivoirien est loin d’être terminé. Dimanche 26 janvier au matin, à la reprise des travaux, les nouvelles en provenance d’Abidjan sont inquiétantes. De violentes manifestations antifrançaises se déroulent dans la capitale économique, où la communauté française s’est terrée. Visiblement tendu, Dominique de Villepin accueille Laurent Gbagbo dès que la voiture de ce dernier s’immobilise devant le Centre international des conférences de l’avenue Kléber. Son interlocuteur l’écoute à peine, puis décide de monter les marches, suivi de près par le ministre français. À l’intérieur, à l’abri des regards indiscrets, les deux hommes engagent une discussion plutôt animée.
« Des casseurs s’en prennent aux établissements français et menacent même notre ambassade à Abidjan. Il faudrait sans plus tarder lancer un appel au calme à vos partisans…
– Il n’y a aucun problème. Je vais m’en occuper. »
« On a également téléphoné à Simone Gbagbo, l’épouse du président, pour demander son concours », explique un fonctionnaire du Quai d’Orsay. Tout comme Paris demandera, quelques jours plus tard, à des responsables socialistes français d’intervenir pour « infléchir » la position de leur camarade de l’Internationale socialiste. « Les écoutes téléphoniques ont permis d’apprendre que certains membres de la délégation de Gbagbo avaient téléphoné, samedi 25 janvier à Abidjan, pour demander à leurs partisans de « chauffer » la rue dès que les rebelles ont annoncé qu’ils héritaient des portefeuilles de la Défense et de la Sécurité », assure, sous le sceau de la confidentialité, un autre participant.
Dans la salle de conférences, Villepin presse Gbagbo de lancer l’appel au calme. Ce dernier accepte de le faire, mais uniquement avec la radio et la télévision ivoirienne. « Pas question ! Vous le ferez avec tous les journalistes parce que vous êtes, ici, dans un pays démocratique. » Le service de presse de l’Élysée fait alors entrer dans la salle quelques journalistes français, triés sur le volet, ainsi que leurs confrères ivoiriens. Laurent Gbagbo peut alors lancer un appel au calme, et demander aux Ivoiriens de rester serein jusqu’à son retour au bercail… « Le comportement de Villepin à l’égard du président Gbagbo était odieux, rapporte un témoin privilégié. Il lui criait dessus. On se croirait revenu au temps de Foccart… »
Il n’empêche ! C’est à bord d’un Falcon 900 officiel français que le président ivoirien quittera l’aéroport militaire de Villacoublay, le 26 janvier, sans avoir pris part au déjeuner offert par le président Chirac à l’ensemble des participants. À ses côtés avaient pris place l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire Gildas Le Lidec, le directeur du protocole d’État ivoirien Eugène Allou, ainsi que le colonel Raphaël Logbo, aide de camp du chef de l’État. Le reste de la délégation suivra dans un autre avion.

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