L’aventure impériale

Après la remise du rapport des inspecteurs onusiens, rien ne semble plus pouvoir empêcher le déclenchement des hostilités contre l’Irak. Même si, à l’évidence, la chute du maître de Bagdad ne réglera rien.

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Le Moyen-Orient est au bord de la guerre. Pour créer la surprise, les États-Unis laisseront probablement planer un doute sur leurs intentions jusqu’à la dernière minute, mais tout laisse prévoir une opération militaire contre l’Irak vers le 15 février. Une énorme puissance de feu ayant été réunie, l’attaque devrait être rapide et « chirurgicale ». Le régime de Saddam Hussein vit sans doute ses derniers jours.
Dans son discours sur l’état de l’Union, le mardi 28 janvier, le président George W. Bush a annoncé que, le 5 février, le secrétaire d’État Colin Powell fournirait au Conseil de sécurité des Nations unies la preuve que l’Irak possède des armes secrètes et qu’il entretient des liens avec le terrorisme. D’ores et déjà, Washington a lancé une campagne de propagande de plusieurs millions de dollars pour convaincre ses amis et ses ennemis que Saddam Hussein constitue une menace dont il importe de se débarrasser pour « libérer » les Irakiens et donner ses chances à la paix.
Dans le rapport qu’il a présenté, le 27 janvier, devant le Conseil de sécurité, Hans Blix, le chef des inspecteurs de l’ONU, a évoqué la mauvaise volonté mise par l’Irak à s’expliquer sur ses stocks chimiques et bactériologiques (qu’il s’agisse d’anthrax et du redoutable agent VX) et à donner des précisions sur ses laboratoires chimiques mobiles et ses batteries de missiles. C’est un rapport « meilleur » encore que ce qu’espéraient les Américains, qui estiment désormais inutile l’adoption d’une seconde résolution par le Conseil de sécurité. Dans la guerre qui s’annonce, la « coalition des volontaires » comprendra, aux côtés des États-Unis : la Grande-Bretagne, l’Australie, l’Espagne, l’Italie, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, le Koweït, le Qatar et, sans doute, trois ou quatre autres alliés plus hésitants. Les tentatives faites par la France, l’Allemagne, la Russie, la Chine, la Turquie et la Ligue arabe pour retenir les États-Unis ont échoué. Saluée comme un triomphe de la diplomatie européenne antiguerre, la fameuse résolution 1441 a surtout servi de couverture politique aux préparatifs militaires américains.
La France n’a nulle intention de faire jouer son droit de veto au Conseil de sécurité et, de toute façon, n’en aura pas l’occasion. La Turquie est dans l’impossibilité de refuser aux États-Unis l’utilisation de ses bases. Lors de la récente conférence d’Istanbul, les ministres des Affaires étrangères arabes n’ont pas osé critiquer les États-Unis, préférant s’en prendre à l’Irak, mis en demeure de tout faire pour éviter la guerre. Bien que fort inquiets de la probable mise en place d’un régime proaméricain à leurs frontières, les dirigeants iraniens sont en même temps ravis de la disparition définitive de Saddam, leur super-ennemi. Quant à la Russie, elle a déjà tempéré son opposition à la guerre et averti l’Irak qu’il devra se passer de son aide. Bush ne se laissera évidemment pas détourner de ses objectifs par le mouvement pacifiste qui se manifeste dans le monde entier. Tout au contraire, l’hostilité de l’opinion incitera sans doute les faucons de Washington à frapper le plus tôt possible.
Il semble que seul l’exil ou la mort de Saddam Hussein, à moins que celui-ci ne se décide in extremis à révéler toutes ses armes cachées, soit de nature à sauver l’Irak. Mais aucune de ces hypothèses n’est plausible. En 1991, le raïs irakien n’était-il pas resté, jusqu’à la dernière minute, convaincu que les États-Unis ne l’attaqueraient pas ? Aujourd’hui encore, il refuse de voir les signes avant-coureurs du conflit imminent. S’obstiner à dissimuler quelques armes banales, d’un emploi difficile, et qui, en toute occurrence, n’arrivent pas à la cheville de la puissance américaine, lui coûtera probablement le pouvoir. Et peut-être la vie.
Les États-Unis sont donc sur le point de s’embarquer dans une aventure impériale qui n’est pas sans rappeler celle de la Grande-Bretagne aux XIXe et au XXe siècles, quand ce pays était la puissance dominante en Egypte, en Irak, dans le Golfe, en Arabie saoudite et dans presque tout le Moyen-Orient. Bush paraît convaincu qu’il lui suffira de s’emparer de Bagdad, ancien pôle de la civilisation arabo-musulmane, et de détruire Saddam Hussein pour offrir un modèle démocratique aux Arabes opprimés et rallier le Moyen-Orient à l’Occident. En privant les groupes terroristes de l’aide supposée d’un « État voyou », il espère mettre l’Amérique à l’abri d’attentats plus dévastateurs encore que ceux du 11 septembre 2001, parce qu’utilisant des armes de destruction massive.
Même si les considérations pétrolières y ont leur part, la stratégie de Bush est largement empreinte d’idéalisme naïf. Le président s’efforce d’apaiser les craintes de l’Amérique quant à sa vulnérabilité nouvelle face au terrorisme, tout en flattant sa prétention à utiliser sa puissance pour le bien de l’humanité. Il n’est pas jusqu’à Tony Blair, le Premier ministre britannique, qui, dans son empressement à entretenir avec elle des « liens spéciaux », ne se plaise à répéter, en dépit de multiples preuves du contraire, que l’Amérique est une « force du bien ».
La vérité est que Bush a acheté comptant un produit dangereux. Au sein même de son administration, un lobby pro-israélien a planifié, de concert avec la droite chrétienne, une série de mesures politico-militaires destinées à détruire les ennemis de l’État hébreu. Pour les faire avaliser par le chef de l’État et par l’opinion, il lui a suffi de les draper dans le drapeau américain. Cela fait, par exemple, plus de cinq ans qu’un Paul Wolfowitz, le secrétaire adjoint à la Défense, appelle à la guerre contre l’Irak, l’objectif étant d’affaiblir ce pays de façon durable, en en faisant un État fédéral sans unité centrale forte.
Autre menace potentielle pour la sécurité d’Israël, l’Égypte a été exclue du dispositif militaire arabe par le traité de paix de 1979, puis neutralisée par une aide américaine annuelle de 2 milliards de dollars. Très diminuée depuis la mort d’Hafez el-Assad et déchirée par des rivalités internes, la Syrie ne constitue plus, pour sa part, un réel danger. Quant à l’Iran, il a certes des ambitions nucléaires et apporte une aide considérable au Hezbollah, mais il est loin des frontières d’Israël et doit faire face à bien d’autres problèmes, sur d’autres fronts. De toute façon, Israël a jadis entretenu d’étroites relations avec ce pays et ne désespère sans doute pas de les renouer un jour.
L’Irak est donc l’objectif prioritaire : il doit être désarmé pour protéger le monopole des armes de destruction massive que détient Israël dans la région. Renverser Saddam changerait l’horizon stratégique et permettrait notamment aux Israéliens d’imposer plus facilement leurs conditions aux Palestiniens.
Tel est le rêve du camp pro-israélien. Et le grand espoir d’Ariel Sharon, le Premier ministre israélien, qui savoure son triomphe aux élections du 28 janvier (voir pp. 43-45).
Après la guerre, il en est convaincu, tout sera différent. La « feuille de route » vers l’État palestinien mise au point par le quartet (États-Unis, Union européenne, Russie, ONU) se perdra dans les limbes de l’Histoire, comme avant elle les plans Mitchell et Tenet. Dans l’intervalle, les implantations de colonies, les destructions d’habitations, les assassinats ciblés, les couvre-feux et le bouclage des territoires, complétés par la destruction des derniers vestiges de l’autonomie palestinienne, continueront en toute impunité jusqu’à ce que les Palestiniens demandent grâce et acceptent les miettes qu’on leur jettera.
Il existe cependant des failles dans ce scénario. D’abord, les Palestiniens, malgré leurs terribles souffrances, ne donnent aucun signe de démission. Sharon est un grand tacticien, mais un piètre stratège. Comme on a pu le constater depuis deux ans, il mène Israël à la catastrophe. Il aurait besoin d’un homme de paille pour mettre en place une parodie d’État palestinien : des enclaves sans défense, séparées l’une de l’autre, vivant à la merci d’Israël. Mais le malheureux destin de Béchir Gemayel, son protégé au Liban il y a vingt ans, a toutes chances de décourager d’éventuels collaborateurs palestiniens. D’ici là, les attentats suicide continueront.
Les États-Unis, de leur côté, s’apercevront probablement que la pacification de l’Irak après la guerre sera longue et coûteuse. Lorsque les Israéliens ont envahi le Liban, en 1982, ils ont été d’abord bien accueillis, avant d’être contraints de se retirer. Les Américains risquent de faire la même expérience en Irak. Et leurs intérêts dans la région pourraient être à nouveau pris pour cible. En cherchant à imposer leur hégémonie au Moyen-Orient, ils pourraient se trouver embarqués, à peine remis de cette douloureuse expérience, dans un nouveau Vietnam.

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