L’affaire Mugabe

Poursuivant leur campagne contre l’ex-Rhodésie, les Britanniques s’opposent à la venue de son président à Paris. Celui-ci n’est certes pas exempt de reproches. Mais pourquoi un tel acharnement punitif ?

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

La réunion des ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’Union européenne (UE) s’est terminée, le 27 janvier, à Bruxelles, sur un constat d’échec. Les Quinze n’ont pas réussi à s’entendre sur la prolongation des sanctions décidées par l’UE contre le Zimbabwe, le 18 février 2002, et portant sur l’interdiction d’entrée en Europe de soixante et onze personnalités du pays (dont le président Robert Mugabe), le gel de leurs avoirs et un embargo sur l’acquisition de matériels militaires.
L’invitation à prendre part au sommet France-Afrique – prévu du 19 au 21 février à Paris – adressée par le Quai d’Orsay à Mugabe empêche tout renouvellement de l’interdiction de visas européens avant le 18 février, date d’expiration des sanctions. D’autant que le gouvernement portugais a emboîté le pas à Paris en conviant le Zimbabwe au sommet UE-Afrique qui s’ouvre le 3 avril prochain à Lisbonne. Soutenue par l’Allemagne, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas, la Grande-Bretagne s’oppose sans concession à ces ouvertures vers Harare. La ministre britannique de la Coopération internationale, Clare Short, ne s’est pas encombrée de fioritures diplomatiques pour qualifier la décision de Paris de « scandaleuse ».
L’affaire est, en effet, perçue à Londres comme une manifestation du vieux complexe de Fachoda, cette rivalité entre les deux anciennes puissances coloniales au nom de laquelle Jacques Chirac aurait reçu Mugabe, en « visite privée », le 6 mars 2001 à l’Élysée.
Après l’embargo sur le boeuf britannique et les divergences autour du dossier irakien, l’affaire Mugabe apparaît comme l’incident de trop dans les rapports entre Londres et Paris. La presse britannique n’y est pas allée avec le dos de la cuillère. Dans son édition du 24 janvier, Times, un grand quotidien du pays, estime que l’invitation de Mugabe à Paris est « une honte ». The Independent renchérit, en avançant que la France cherche à « faire passer Tony Blair pour un imbécile ».
Paris invoque le légalisme pour défendre sa position. Selon François Rivasseau, porte-parole du Quai d’Orsay, « le gouvernement français n’a fait qu’appliquer les dispositions de la position commune des Quinze sanctionnant le Zimbabwe. Au vu de l’article 3.3 de cet acte, un État peut déroger aux sanctions pour conduire un dialogue politique visant à promouvoir la démocratie, l’État de droit, et les droits de l’homme au Zimbabwe. C’est ce que nous entendons faire. »
À cet argument s’ajoute une autre considération dictée par la realpolitik. Les pays d’Afrique australe ont menacé de boycotter les grand-messes de Paris et de Lisbonne si le Zimbabwe n’y est pas admis. Un avertissement qui ne pouvait qu’être pris au sérieux, après le refus unanime des députés ACP de prendre part à la 5e session de l’Assemblée parlementaire paritaire ACP-UE (qui devait se tenir du 25 au 28 novembre dernier à Bruxelles mais a fini par être annulée), en réaction à la décision du Parlement européen d’interdire l’accès de ses locaux à deux membres de la délégation zimbabwéenne.
Last but not least, les gestes d’ouverture des capitales européennes en direction de Harare résultent de la diplomatie secrète menée par des pays comme l’Afrique du Sud. Le Zimbabwe figure, d’ailleurs, en bonne place dans l’ordre du jour des discussions que doit avoir Thabo Mbeki avec Tony Blair au cours de sa visite officielle à Londres prévue pour le début du mois de février.
Dans l’attente, l’ex-Rhodésie savoure d’ores et déjà la victoire diplomatique obtenue sur son ancienne puissance colonisatrice. À la suite de Willard Chiwewe, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, le quotidien progouvernemental The Herald jubile : « L’invitation [de Mugabe à Paris] intervient à la suite d’un échec continuel de la Grande-Bretagne dans sa campagne contre le Zimbabwe. » Au grand dam de Morgan Tsvangirai, leader du Mouvement pour le changement démocratique (MDC), le principal parti d’opposition du pays, « chouchou » de Tony Blair et des chancelleries occidentales.
« C’est comme inviter Saddam Hussein à un sommet du G8 ! » s’est-il insurgé. Avant d’ajouter : « Ouvrir les portes à Robert Mugabe pour qu’il participe aux réunions internationales en tant que chef d’État comme les autres, c’est une insulte au peuple zimbabwéen. » Cette position est pour le moins insolite : si la bataille politique est connue pour être rude en Afrique, peu de leaders proclament ouvertement soutenir la poursuite de sanctions internationales à l’encontre de leur pays. D’autant que le peuple zimbabwéen est économiquement asphyxié depuis plus d’un an par un embargo solidaire des bailleurs de fonds internationaux (UE, FMI, Banque mondiale…). L’alignement constant de Tsvangirai sur les positions de Londres accrédite la thèse qui veut que le MDC ait été créé de toutes pièces en 1999 puis soutenu à grand renfort de moyens et de publicité par le Labour britannique pour combattre le régime de Harare.
Celui-ci n’est, certes, pas exempt de reproches. D’abord pour ne pas jouer tout à fait le jeu de la démocratie. À preuve, les deux lois votées le 10 janvier 2002 (deux mois avant l’élection présidentielle des 9, 10 et 11 mars) : la première apporte de sérieuses restrictions à la liberté de presse, en créant de nouveaux délits et en en étendant d’autres comme l’injure au chef de l’État ; la seconde purge la loi électorale des dispositions garantissant la transparence des élections.
Sur le plan économique, naguère présenté comme le grenier de l’Afrique australe et un modèle de progrès, le Zimbabwe traverse aujourd’hui une conjoncture peu réjouissante (voir, plus loin, le reportage de Samir Gharbi). L’expropriation des fermiers blancs, en vertu de la réforme agraire lancée en 2000, a contribué à freiner la production, portant le déficit vivrier à 700 000 tonnes de céréales en 2002. Bien que cette opération soit, au vu de l’histoire du pays, parfaitement justifiable. Au cours des négociations de Lancaster House qui ont précédé l’indépendance de la Rhodésie, le 18 avril 1980, Américains et Britanniques s’étaient, en effet, engagés à soutenir financièrement une politique graduelle de redistribution des terres. Plus de vingt ans après, alors que quelque 450 Blancs descendant des colons monopolisent la quasi-totalité des terres fertiles, la Grande-Bretagne n’a versé qu’une enveloppe de 30 millions de livres sterling, suffisant à peine à dédommager une cinquantaine de fermiers.
Dans ces conditions, redistribuer les terres aux Noirs spoliés par la colonisation n’a rien d’extravagant. Sauf que la méthode employée pour le faire n’est pas des plus adroite. Outre qu’il devait mettre plus de formes légales à l’expropriation et aller davantage dans le sens de la négociation, le régime de Harare n’a pas pu endiguer les excès et abus occasionnés par le déchaînement de la haine des vétérans de la guerre de libération à l’endroit de la population blanche.
Est-ce, toutefois, suffisant pour justifier ce qui s’apparente à un acharnement punitif de la Grande-Bretagne contre Robert Mugabe, doublé d’un lynchage de son régime par les médias occidentaux ? En plus des sanctions européennes, Londres a, en effet, demandé l’exclusion pure et simple du Zimbabwe du Commonwealth. Il a fallu la mobilisation du lobby africain de l’organisation pour limiter la peine à la suspension du pays, le 19 mars 2002, de toute participation aux sessions pendant un an.
Dernier épisode de cette « guerre », Tony Blair a tenté de dissuader l’équipe anglaise de cricket d’aller disputer, le 13 février à Harare, le match l’opposant au Zimbabwe dans le cadre de la Coupe du monde organisée en Afrique du Sud et dans plusieurs pays voisins. Réponse de la fédération : « Sauf interdiction formelle du gouvernement, nous irons jouer au Zimbabwe. » Avant de changer d’avis et de demander le 27 janvier à la Fédération internationale de faire jouer ce match en Afrique du Sud. Ce nouvel incident intervient quelques jours seulement après les invitations adressées par Paris et Lisbonne à Mugabe et le blocage qui s’est ensuivi. Et qui, à défaut de mettre un terme aux sanctions, va remettre la question sur la table. Son règlement est d’autant plus urgent que, de source proche des instances européennes, le sommet UE-Afrique risque fort de ne pas se tenir. Ce qui ferait de « l’affaire Mugabe » un précédent dans les annales européennes.

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