L’accord de Linas-Marcoussis

Il a fallu neuf jours et de longues heures de négociations pour adopter un texte apparemment consensuel. Nationalité, code électoral, foncier rural, désarmement… tout a été prévu. Ou presque.

Publié le 4 février 2003 Lecture : 13 minutes.

1. À l’invitation du Président de la République française, une Table Ronde des forces politiques ivoiriennes s’est réunie à Linas-Marcoussis du 15 au 23 janvier 2003. Elle a rassemblé les parties suivantes FPI, MFA, MJP, MPCI, MPIGO, PDCI-RDA, PIT, RDR, UDCY, UDPCI. Les travaux ont été présidés par M. Pierre MAZEAUD, assisté du juge Keba Mbaye et de l’ancien Premier ministre Seydou Diarra et de facilitateurs désignés par l’ONU, l’Union Africaine et la CEDEAO.
Chaque délégation a analysé la situation de la Côte d’Ivoire et fait des propositions de nature à rétablir la confiance et à sortir de la crise. Les délégations ont fait preuve de hauteur de vue pour permettre à la Table Ronde de rapprocher les positions et d’aboutir au consensus suivant dont tous les éléments – principes et annexes – ont valeur égale :
2. La Table Ronde se félicite de la cessation des hostilités rendue possible et garantie par le déploiement des forces de la CEDEAO, soutenu par les forces françaises et elle en exige le strict respect. Elle appelle toutes les parties à faire immédiatement cesser toute exaction et consacrer la paix. Elle demande la libération immédiate de tous les prisonniers politiques.
3. La Table Ronde réaffirme la nécessité de préserver l’intégrité territoriale de la Côte d’Ivoire, le respect de ses institutions et de restaurer l’autorité de l’État. Elle rappelle son attachement au principe de l’accession au pouvoir et de son exercice de façon démocratique. Elle convient à cet effet des dispositions suivantes :
a. Un gouvernement de réconciliation nationale sera mis en place dès après la clôture de la Conférence de Paris pour assurer le retour à la paix et à la stabilité. Il sera chargé du renforcement de l’indépendance de la justice, de la restauration de l’administration et des services publics, et du redressement du pays. Il appliquera le programme de la Table Ronde qui figure en annexe et qui comporte notamment des dispositions dans les domaines constitutionnel, législatif et réglementaire.
b. Il préparera les échéances électorales aux fins d’avoir des élections crédibles et transparentes et en fixera les dates.
c. Le gouvernement de réconciliation nationale sera dirigé par un Premier ministre de consensus qui restera en place jusqu’à la prochaine élection présidentielle à laquelle il ne pourra se présenter.
d. Ce gouvernement sera composé de représentants désignés par chacune des délégations ivoiriennes ayant participé à la Table Ronde. L’attribution des ministères sera faite de manière équilibrée entre les parties pendant toute la durée du gouvernement.
e. Il disposera, pour l’accomplissement de sa mission, des prérogatives de l’exécutif en application des délégations prévues par la Constitution. Les partis politiques représentés à l’Assemblée Nationale et qui ont participé à la Table Ronde s’engagent à garantir le soutien de leurs députés à la mise en oeuvre du programme gouvernemental.
f. Le gouvernement de réconciliation nationale s’attachera dès sa prise de fonctions à refonder une armée attachée aux valeurs d’intégrité et de moralité républicaine. Il procédera à la restructuration des forces de défense et de sécurité et pourra bénéficier, à cet effet, de l’avis de conseillers extérieurs et en particulier de l’assistance offerte par la France.
g. Afin de contribuer à rétablir la sécurité des personnes et des biens sur l’ensemble du territoire national, le gouvernement de réconciliation nationale organisera le regroupement des forces en présence puis leur désarmement. Il s’assurera qu’aucun mercenaire ne séjourne plus sur le territoire national.
h. Le gouvernement de réconciliation nationale recherchera le concours de la CEDEAO, de la France et des Nations unies pour convenir de la garantie de ces opérations par leurs propres forces.
i. Le gouvernement de réconciliation nationale prendra les mesures nécessaires pour la libération et l’amnistie de tous les militaires détenus pour atteinte à la sûreté de l’État et fera bénéficier de la même mesure les soldats exilés.
4. La Table Ronde décide de la mise en place d’un comité de suivi de l’application des accords de Paris sur la Côte d’Ivoire chargé d’assurer le respect des engagements pris. Ce comité saisira les instances nationales, régionales et internationales de tous les cas d’obstruction ou de défaillance dans la mise en oeuvre des accords afin que les mesures de redressement appropriées soient prises.
La Table Ronde recommande à la Conférence de Chefs d’État que le comité de suivi soit établi à Abidjan et composé des représentants des pays et des organisations appelés à garantir l’exécution des accords de Paris, notamment :
– le représentant de l’Union européenne ;
– le représentant de la Commission de l’Union africaine ;
– le représentant du secrétariat exécutif de la CEDEAO ;
– le représentant spécial du Secrétaire Général qui coordonnera les organes de la famille des Nations unies ;
– le représentant de l’Organisation internationale de la Francophonie ;
– les représentants du FMI et de la Banque mondiale ;
– un représentant des pays du G8 ;
– le représentant de la France.

5. La Table Ronde invite le gouvernement français, la CEDEAO et la communauté internationale à veiller à la sécurité des personnalités ayant participé à ses travaux et si nécessaire à celle des membres du gouvernement de réconciliation nationale tant que ce dernier ne sera pas à même d’assurer pleinement cette mission.
6. La Table Ronde rend hommage à la médiation exercée par la CEDEAO et aux efforts de l’Union Africaine et de l’ONU, et remercie la France pour son rôle dans l’organisation de cette réunion et l’aboutissement du présent consensus.
À Linas-Marcoussis, le 24 janvier 2003
POUR LE FPI : Pascal AFFI N’GUESSAN
POUR LE MFA : Innocent KOBENA ANAKY
POUR LE MJP : Gaspard DÉLI
POUR LE MPCI : Guillaume SORO
POUR LE MPIGO : Félix DOH
POUR LE PCI-RDA : Henri KONAN BÉDIÉ
POUR LE PIT : Francis WODIÉ
POUR LE RDR : Alassane Dramane OUATTARA
POUR L’UDCY : Théodore MEL EG
POUR L’UDPCI : Paul AKO
LE PRÉSIDENT : Pierre MAZEAUD

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ANNEXE
Programme du gouvernement de réconciliation

I- Nationalité, identité, condition des étrangers
1. La Table Ronde estime que la loi 61-415 du 14 décembre 1961 portant code de la nationalité ivoirienne modifiée par la loi 72-852 du 21 décembre 1972, fondée sur une complémentarité entre le droit du sang et le droit du sol, et qui comporte des dispositions ouvertes en matière de naturalisation par un acte des pouvoirs publics, constitue un texte libéral et bien rédigé.
La Table Ronde considère en revanche que l’application de la loi soulève de nombreuses difficultés, soit du fait de l’ignorance des populations, soit du fait de pratiques administratives et des forces de l’ordre et de sécurité contraires au droit et au respect des personnes.
La Table Ronde a constaté une difficulté juridique certaine à appliquer les articles 6 et 7 du code de la nationalité. Cette difficulté est aggravée par le fait que, dans la pratique, le certificat de nationalité n’est valable que pendant trois mois et que, l’impétrant doit chaque fois faire la preuve de sa nationalité en produisant certaines pièces. Toutefois, le code a été appliqué jusqu’à maintenant.
En conséquence, le gouvernement de réconciliation nationale :
– a relancera immédiatement les procédures de naturalisation existantes en recourant à une meilleure information et le cas échéant à des projets de coopération mis en oeuvre avec le soutien des partenaires de développement internationaux ;
– b déposera, à titre exceptionnel, dans le délai de six mois un projet de loi de naturalisation visant à régler de façon simple et accessible des situations aujourd’hui bloquées et renvoyées au droit commun (notamment cas des anciens bénéficiaires des articles 17 à 23 de la loi 61-415 abrogés par la loi 72-852, et des personnes résidant en Côte d’Ivoire avant le 7 août 1960 et n’ayant pas exercé leur droit d’option dans les délais prescrits), et à compléter le texte existant par l’intégration à l’article 12 nouveau des hommes étrangers mariés à des Ivoiriennes.
2. Pour faire face à l’incertitude et à la lenteur des processus d’identification ainsi qu’aux dérives auxquelles les contrôles de sécurité peuvent donner lieu, le gouvernement de réconciliation nationale développera de nouvelles actions en matière d’état civil et d’identification, notamment :
– a La suspension du processus d’identification en cours en attendant la prise des décrets d’application de la loi et la mise en place, dans les meilleurs délais, d’une commission nationale d’identification dirigée par un magistrat et composée des représentants des partis politiques chargés de superviser et de contrôler l’Office national d’identification.
– b La stricte conformité de la loi sur l’identification au code de la nationalité en ce qui concerne la preuve de la nationalité.
3. La Table Ronde, en constatant que le grand nombre d’étrangers présents en Côte d’Ivoire a largement contribué à la richesse nationale et aidé à conférer à la Côte d’Ivoire une place et une responsabilité particulières dans la sous-région, ce qui a bénéficié également aux pays dont sont ces étrangers originaires, considère que les tracasseries administratives et des forces de l’ordre et de sécurité souvent contraires au droit et au respect des personnes dont les étrangers sont notamment victimes peuvent provenir du dévoiement des dispositions d’identification.
– a Le gouvernement de réconciliation nationale devra donc supprimer immédiatement les cartes de séjour prévues à l’article 8 alinéa 2 de la loi 2002-03 du 3 janvier 2002 pour les étrangers originaires de la CEDEAO et fondera le nécessaire contrôle de l’immigration sur des moyens d’identification non susceptibles de détournement.
– b De plus, le gouvernement de réconciliation nationale étudiera toute disposition législative et réglementaire tendant à améliorer la condition des étrangers et la protection de leurs biens et de leurs personnes.
– c La Table Ronde demande par ailleurs à tous les États membres de la CEDEAO de ratifier dans les meilleurs délais les protocoles existants relatifs à la libre circulation des personnes et des biens, de pratiquer une coopération renforcée dans la maîtrise des flux migratoires, de respecter les droits fondamentaux des immigrants et de diversifier les pôles de développement. Ces actions pourront être mises en oeuvre avec le soutien des partenaires de développement internationaux.

II- Régime électoral
1. La Table Ronde estime que la loi 2000-514 du 1er août 2000 portant Code électoral ne soulève pas de difficultés et s’inscrit dans le cadre d’un processus d’amélioration des textes et que la loi 2001-634 du 9 janvier 2001 portant création de la Commission Électorale Indépendante constitue un progrès significatif pour l’organisation d’élections transparentes.
2. Le gouvernement de réconciliation nationale :
– a assurera l’impartialité des mesures d’identification et d’établissement des fichiers électoraux ;
– b proposera plusieurs amendements à la loi 2001-634 dans le sens d’une meilleure représentation des parties prenantes à la Table Ronde au sein de la commission centrale de la Commission Électorale Indépendante, y compris au sein du bureau ;
– c déposera dans un délai de six mois un projet de loi relatif au statut de l’opposition et au financement public des partis politiques et des campagnes électorales ;
– d déposera dans le délai d’un an un projet de loi en matière d’enrichissement illicite et organisera de manière effective le contrôle des déclarations de patrimoine des personnalités élues ;
– e prendra toute mesure permettant d’assurer l’indépendance de la justice et l’impartialité des médias, tant en matière de contentieux électoral que de propagande électorale.
III- Éligibilité à la Présidence de la République
1. La Table Ronde considère que l’article 35 de la Constitution relatif à l’élection du Président de la République doit éviter de se référer à des concepts dépourvus de valeur juridique ou relevant de textes législatifs. Le gouvernement de réconciliation nationale proposera donc que les conditions d’éligibilité du Président de la République soient ainsi fixées
Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois.
Le candidat doit jouir de ses droits civils et politiques et être âgé de 35 ans au moins. Il doit être exclusivement de nationalité ivoirienne né de père ou de mère Ivoirien d’origine.
2. Le Code de la nationalité sera amendé par l’adjonction aux conditions de perte de la nationalité ivoirienne édictées par son article 53, des mots suivants : exerçant des fonctions électives ou gouvernementales dans un pays étranger.
3. Le Président de la République rendra public chaque année son bulletin de santé.

IV- Régime foncier
1. La Table Ronde estime que la loi 98-750 du 23 décembre 1998 relative au domaine foncier rural votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale constitue un texte de référence dans un domaine juridiquement délicat et économiquement crucial.
2. Cependant, le gouvernement de réconciliation nationale :
a. accompagnera la mise en oeuvre progressive de ce texte d’une campagne d’explication auprès des populations rurales de manière à aller effectivement dans le sens d’une véritable sécurisation foncière.
b. proposera un amendement dans le sens d’une meilleure protection des droits acquis les dispositions de l’article 26 de la loi relative aux héritiers des propriétaires de terre détenteurs de droits antérieurs à la promulgation de la loi mais ne remplissant pas les conditions d’accès à la propriété fixées par son article 1.

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V- Médias
1. La Table Ronde condamne les incitations à la haine et à la xénophobie qui ont été propagées par certains médias.
2. Le gouvernement de réconciliation nationale reprendra dans le délai d’un an l’économie générale du régime de la presse de manière à renforcer le rôle des autorités de régulation, à garantir la neutralité et l’impartialité du service public et à favoriser l’indépendance financière des médias. Ces mesures pourront bénéficier du soutien des partenaires de développement internationaux.
3. Le gouvernement de réconciliation nationale rétablira immédiatement la libre émission des médias radiophoniques et télévisés internationaux.

VI- Droits et libertés de la Personne humaine
1. Le gouvernement de réconciliation nationale créera immédiatement une Commission nationale des droits de l’homme qui veillera à la protection des droits et libertés en Côte d’Ivoire. La Commission sera composée des délégués de toutes les parties et présidée par une personnalité acceptée par tous.
2. Le gouvernement de réconciliation nationale demandera la création d’une commission internationale qui diligentera des enquêtes et établira les faits sur toute l’étendue du territoire national afin de recenser les cas de violation graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire depuis le 19 septembre 2002.
3. Sur le rapport de la Commission internationale d’enquête, le gouvernement de réconciliation nationale déterminera ce qui doit être porté devant la justice pour faire cesser l’impunité. Condamnant particulièrement les actions des escadrons de la mort et de leurs commanditaires ainsi que les auteurs d’exécutions sommaires sur l’ensemble du territoire, la Table Ronde estime que les auteurs et complices de ces activités devront être traduits devant la justice pénale internationale.
4. Le gouvernement de réconciliation nationale s’engagera à faciliter les opérations humanitaires en faveur des toutes les victimes du conflit sur l’ensemble du territoire national. Sur la base du rapport de la Commission nationale des droits de l’homme, il prendra des mesures d’indemnisation et de réhabilitation des victimes.

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VII- Regroupement, Désarmement, Démobilisation
1. Dès sa prise de fonctions, le gouvernement de réconciliation nationale entreprendra le processus de regroupement concomitant des forces en présence sous le contrôle des forces de la CEDEAO et des forces françaises.
2. Dans une seconde phase il déterminera les mesures de désarmement et de démobilisation, qui seront également menées sous le contrôle des forces de la CEDEAO et des forces françaises.
3. L’ensemble des recrues enrôlées depuis le 19 septembre seront immédiatement démobilisées.
4. Le gouvernement de réconciliation nationale assurera la réinsertion sociale des militaires de toutes origines avec l’appui de programmes de type Désarmement Démobilisation Rapatriement Réinstallation Réinsertion (DDRRR) susceptibles d’être mis en oeuvre avec l’appui des partenaires de développement internationaux.
5. Le gouvernement de réconciliation nationale prendra les mesures nécessaires pour la libération et l’amnistie de tous les militaires détenus pour atteinte à la sûreté de l’État et fera bénéficier de la même mesure les soldats exilés. La loi d’amnistie n’exonérera en aucun cas les auteurs d’infractions économiques graves et de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire.
6. Le gouvernement de réconciliation nationale procédera à un audit de ses forces armées et devra déterminer dans un contexte économique difficile le niveau des sacrifices qu’il pourra consentir pour assurer ses obligations en matière de défense nationale. Il réalisera sur ces bases la restructuration des forces armées et demandera à cette fin des aides extérieures.

VIII- Redressement économique et nécessité de la cohésion sociale
1. Le gouvernement de réconciliation nationale rétablira la libre circulation des personnes et des biens sur tout le territoire national et facilitera la reprise des activités scolaires, administratives, économiques et sociales.
2. Il préparera dans un bref délai un plan de reconstruction et de développement des infrastructures et de relance de l’économie nationale, et de renforcement de la cohésion sociale.
3. La Table Ronde recommande aux institutions internationales et aux partenaires de développement internationaux d’apporter leur concours au processus de redressement de la Côte d’Ivoire.

IX- Mise en oeuvre
Le gouvernement de réconciliation nationale veillera à ce que les réformes constitutionnelles, législatives et réglementaires que nécessitent les décisions qu’il sera appelé à prendre interviennent dans les meilleurs délais.

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