Ismaïl Omar Guelleh : les Américains, Ben Laden et moi

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Elu à la présidence de son pays en avril 1999, Ismaïl Omar Guelleh est un ancien chef des services de sécurité. Il sait donc de quoi il parle lorsqu’il évoque la lutte antiterroriste. Les attentats du 11 septembre 2001 ont mis en évidence l’importance stratégique de Djibouti, qui, en raison de sa position géographique, contrôle le golfe d’Aden et Bab el-Mandab, par où transite une grande partie du pétrole consommé dans le monde. C’est sans nul doute ce qui explique que, le 21 janvier, George W. Bush l’ait reçu en grande pompe à la Maison Blanche, en présence du ban et de l’arrière-ban de son administration. Honneur assez exceptionnel, tous les ténors en effet étaient là, du vice-président Dick Cheney au secrétaire d’État Colin Powell, en passant par la patronne du Conseil national de sécurité, Condoleezza Rice, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, et son adjoint Paul Wolfowitz. Deux semaines avant son voyage aux États-Unis, le président Guelleh avait reçu l’envoyé spécial de J.A.I.

J.A./L’INTELLIGENT : Vous avez rencontré à de nombreuses reprises les responsables américains. Que vous ont-ils dit ?

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ISMAÏL OMAR GUELLEH : Une totale franchise a présidé à ces rencontres. Tous les sujets ont été abordés sans tabou, et en premier lieu, bien sûr, la lutte mondiale contre le terrorisme. La première visite d’un membre de l’équipe Bush remonte au 11 décembre 2002. Donald Rumsfeld a saisi l’occasion d’une tournée régionale pour superviser l’installation du nouveau chef du corps expéditionnaire américain, le général John Sattler, qui coordonne par ailleurs l’action de l’ensemble des troupes de la coalition stationnées à Djibouti. Rumsfeld m’a appris que le président d’un pays voisin lui avait proposé d’installer chez lui les troupes américaines, mais il a décliné l’offre, estimant que Djibouti présentait davantage de garanties de stabilité.

J.A.I. : Djibouti compte pourtant une importante communauté yéménite à l’égard de laquelle les Américains seraient fondés à nourrir certains soupçons…
I.O.G. : Ce sont avant tout des Djiboutiens et nous en répondons. Vous savez, ces gens-là sont très différents des Yéménites du Yémen, qui baignent, c’est vrai, dans un climat propice au développement des idées intégristes. Le moins que l’on puisse dire est que les autorités de Sanaa se sont longtemps montrées fort laxistes avec les islamistes, n’hésitant pas, lors de la guerre de sécession, en 1994, à les instrumentaliser. Ayant largement contribué à la victoire du président Ali Abdallah Salah sur les socialistes, ceux-ci sont devenus incontournables et se sont retournés contre le chef de l’État. Des partis islamistes comme el-Islah, qui contrôle le Parlement, ont créé une situation qui ressemble fort à celle qui prévaut en Arabie saoudite. Un exemple ? L’université théologique, créée à Sanaa avec le concours financier de richissimes hommes d’affaires, forme chaque année plusieurs centaines de prédicateurs. Or toutes les mosquées du Yémen sont pourvues d’un imam. Que peuvent faire ces diplômés, sinon sombrer dans l’action subversive ?

J.A.I. : Ne risquent-ils pas de s’intéresser, un jour, à Djibouti ?
I.O.G. : Nous veillons à prévenir toute contagion. Nous sommes un pays 100 % musulman, mais cela ne nous empêche pas de construire des églises. Comme vous le savez, aucun lieu de culte n’a été attaqué.

J.A.I. : Êtes-vous en mesure de déjouer d’éventuelles opérations d’el-Qaïda ?
I.O.G. : Nous avons la baraka. En un quart de siècle, nous n’avons connu qu’une seule action terroriste, en 1987. Elle était le fait d’un Tunisien agissant de manière apparemment isolée. L’homme, vous vous en souvenez, a déposé une mallette piégée à la terrasse d’un café fréquenté par les légionnaires français. Il a été immédiatement identifié, arrêté, jugé et condamné. Il vient d’ailleurs d’être libéré.

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J.A.I. : Pas de « syndrome de Mombasa », donc ?
I.O.G. : Non. Contrairement à Djibouti, le Kenya est un grand pays, difficile à surveiller. D’autre part, les intérêts israéliens y sont considérables, ce qui est de nature à susciter des actions terroristes.

Pourtant, de nombreux étrangers résident à Djibouti, sans parler de la présence militaire américaine… Je vous répète que ce pays, qui est presque une ville-État, peut aisément être sécurisé. Faites confiance à nos services spécialisés !

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J.A.I. : Qu’attendez-vous de votre coopération avec les Américains ?
I.O.G. : Beaucoup de choses. J’ai expliqué à nos interlocuteurs que nous souhaitons de leur part une plus grande implication dans le développement économique de Djibouti. En outre, il n’est pas question que les Français, qui sont là depuis 1977, soient astreints au paiement d’une redevance et pas les Américains.

J.A.I. : Combien avez-vous demandé ?
I.O.G. : Nous n’en sommes encore qu’au stade des négociations. Nous avons dépêché deux juristes à Washington en vue de la rédaction d’un document qui servira de cadre à la coopération militaire entre nos deux pays.

J.A.I. : Quel sera le montant de la redevance ?
I.O.G. : Sincèrement, je ne suis pas encore en mesure de vous le dire. En revanche, je peux vous confier qu’il sera plus important que celui qu’acquittent les Français [130 millions de dollars, NDLR]. Reste que l’essentiel, à nos yeux, est le renforcement des relations politiques.

J.A.I. : La présence, depuis plusieurs mois, de près d’un millier de soldats américains n’a eu, semble-t-il, aucune incidence sur l’économie locale. Les commerçants se plaignent que lesdits soldats ne consomment rien sur place et évitent soigneusement de sortir… I.O.G. : C’est ridicule. Allez du côté de l’aéroport, vous verrez qu’ils ont prolongé la piste d’atterrissage et construit de nouveaux hangars. De nombreux marchés ont été confiés à des entreprises de travaux publics djiboutiennes.

J.A.I. : Négocierez-vous avec les États-Unis en tant que pays ou en tant que chef de file de la coalition ?
I.O.G. : Comme avec les Allemands, qui sont là depuis février 2002, nous discuterons avec les Américains dans un cadre bilatéral et, en aucun cas, multilatéral. Les Espagnols, qui, eux aussi, sont présents à Djibouti, seront logés à la même enseigne, de même que tout membre de la coalition qui décidera de se joindre à la Task Force.

J.A.I. : Djibouti est membre de la Ligue arabe et cette institution a clairement affiché son hostilité à d’éventuelles frappes contre l’Irak…
I.O.G. : J’ai été très clair avec Rumsfeld : en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, aucun avion décollant de Djibouti ne devra participer au bombardement de l’Irak ou de tout autre pays arabe. Il a parfaitement compris notre position et m’a confirmé que les troupes américaines stationnées chez nous ne participeront qu’à des opérations contre el-Qaïda.

J.A.I. : Le 3 novembre, un avion sans pilote Predator a bel et bien décollé de Djibouti avant de frapper une cible au Yémen !
I.O.G. : L’opération ne visait pas un État arabe, mais Sinane el-Harithi, un ressortissant yéménite membre d’el-Qaïda. Et celui-ci a bien cherché ce qui lui est arrivé : quatre jours auparavant, il avait assassiné quatre gardes du corps du fils du chef de l’État. Si le gouvernement du Yémen ne l’a pas pleuré, pourquoi voulez-vous que je verse des larmes de crocodile ?

J.A.I. : Votre partenariat avec les États-Unis vous donne-t-il les moyens d’essayer d’empêcher la guerre ?
I.O.G. : Nous sommes convaincus de la nécessité d’une résolution onusienne, mais il faut être réaliste : les Arabes ne sont pas de taille à se mesurer à Washington. La Jordanie, par exemple, vient de se voir promettre une aide de 1 milliard de dollars. Comment voulez-vous qu’Abdallah II proteste contre d’éventuelles frappes sur Bagdad ? Pour leur part, l’Arabie saoudite accueille sur son sol deux bases américaines (plus de cinquante mille hommes, au total) et le Qatar vient de signer un accord militaire avec les Américains qui ne souffle mot de l’Irak. Dans ces conditions, je ne vois pas en quoi la présence de soldats américains à Djibouti serait une trahison de la cause arabe.

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