Histoire d’une relation privilégiée

En une décennie, le japon est devenu son deuxième partenaire financier derrière la France. Comment les deux pays se sont trouvé des intérêts mutuels…

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

L’économie tunisienne doit une fière chandelle aux épargnants japonais. En l’espace d’une dizaine d’années, ces derniers ont souscrit pour près de 2 milliards de dinars (1,4 milliard d’euros) d’obligations libellées en yens par l’État tunisien. Ces emprunts obligataires – les « samurai bond » dans l’argot boursier – sont assortis de conditions de remboursement particulièrement intéressantes. Les taux d’intérêt nippons sont d’une insigne faiblesse, et la « prime de risque », en cas de non-paiement notamment, est quasi nulle, car la Tunisie a toujours honoré ses échéances et n’a jamais demandé le rééchelonnement de sa dette. Grâce à ces emprunts, elle peut financer à bas coût le développement des infrastructures civiles.
Trop riche pour bénéficier d’une aide bilatérale et multilatérale suffisante – l’argent de la coopération allant en priorité à ceux qui en ont le plus besoin -, la Tunisie doit lever des fonds sur les marchés internationaux privés des capitaux. Et c’est au Japon qu’elle rencontre le plus de succès. Les dernières opérations en date, en avril 2001, ont pris la forme d’un emprunt obligataire de 628 millions de dinars (450 millions d’euros) accordé à des conditions comparables à celles octroyées aux États européens. La Tunisie a récolté presque quatre fois plus de capitaux au pays du Soleil-Levant que sur les marchés américains (586 millions de dinars, soit 420 millions d’euros) et six fois plus que sur les marchés européens (292 millions de dinars, 209 millions d’euros). Et c’est tout sauf un hasard : depuis l’établissement, en 1977, d’une représentation diplomatique tunisienne à Tokyo, les deux pays n’ont pas cessé de consolider et de diversifier leurs relations.
La Tunisie, soucieuse de sortir de sa dépendance vis-à-vis de ses alliés et protecteurs français et américains, a misé sur le Japon. Et l’archipel, désireux, au lendemain du choc pétrolier de 1973, de s’ouvrir sur le monde arabe, son principal fournisseur d’énergie, a trouvé dans la Tunisie de Bourguiba un partenaire fiable et influent. « Dans les années soixante-dix, les élites japonaises exprimaient un vrai enthousiasme proarabe, explique Salah Hannachi, l’ambassadeur de Tunisie à Tokyo. Le Japon avait échappé à l’embargo de l’Opep, et il voulait développer des relations d’amitié avec les Arabes et les Iraniens manifestement bien disposés à son égard. Notre chancellerie a ouvert en 1977, et Habib Ben Yahia [l’actuel ministre des Affaires étrangères, ndlr] a été le premier ambassadeur de Tunisie à Tokyo. Il a posé les bases de la bonne entente entre les deux pays. » Pendant son séjour, Habib Ben Yahia a tissé de précieuses relations au sein de la classe politique nipponne, notamment avec les barons de l’écurie de Takeo Fukuda, Premier ministre de 1976 à 1978 et chef d’une influente faction du Parti libéral démocrate. Ben Yahia est devenu l’ami de Shintaro Abe, ancien ministre des Affaires étrangères et « prince de la politique » qui faisait et défaisait les gouvernements. Les deux hommes ont été à l’origine de la fondation de la Ligue d’amitié parlementaire tuniso-japonaise. Depuis 1991, c’est l’ancien Premier ministre Yoshiro Mori qui préside aux destinées de la Ligue. Quant à l’actuel chef du gouvernement, Junichiro Koïzumi, lui aussi est issu de l’équipe Fukuda.
Mais ces relations, entretenues avec une belle application par les diplomates tunisiens, ne permettent pas à elles seules d’expliquer le niveau et la qualité des échanges entre les deux pays. Avec plus de 1,2 milliard de dinars (861 millions d’euros) d’aide publique, le Japon pointe en deuxième position (derrière la France) au classement des créanciers bilatéraux de la Tunisie. Sa coopération bénéficie à des projets d’infrastructures ou environnementaux (assainissement des eaux, préservation des ressources halieutiques, lutte contre la désertification). Depuis 1976, près de six cents stagiaires tunisiens ont été envoyés en formation au Japon par l’Agence japonaise de coopération internationale, la Jica, qui a ouvert son bureau de Tunis il y a un quart de siècle. Si le Japon investit tellement dans la Tunisie, c’est parce qu’il la considère comme un allié arabe sérieux et susceptible d’exercer une influence modératrice au Maghreb et au Proche-Orient. Tunis a longtemps abrité le siège de l’OLP et celui de la Ligue arabe. Et la diplomatie tunisienne a toujours défendu des positions équilibrées, plaidant pour une solution négociée dans le conflit israélo-palestinien. Du point de vue économique enfin, la Tunisie, relativement prospère, ne manque pas d’attraits. Son marché intérieur est un débouché qui intéresse les grandes entreprises exportatrices de l’archipel. Le constructeur automobile Isuzu (devenu, depuis, propriété de l’américain General Motors) ne s’y est pas trompé : ses pick-up montés en Tunisie depuis une vingtaine d’années ont détrôné les légendaires 404 bâchées du français Peugeot.
« C’est vraiment un partenariat modèle, se félicite le ministre Habib Ben Yahia. Il s’étoffe davantage chaque année, notamment sur le plan politique. Nous nous rencontrons régulièrement. Et la visite du président Zine el-Abidine Ben Ali à Tokyo en 1996 a montré l’importance que revêtait pour nous la relation tuniso-nippone et a permis de lui donner une nouvelle dimension. Il existe des convergences profondes, dont une approche similaire des questions de développement et un même intérêt pour la coopération triangulaire. La coopération technique japonaise s’appuie sur les compétences tunisiennes et organise de nombreux cycles de formation en direction des cadres des pays d’Afrique subsaharienne à Tunis. »
La Tunisie a conquis une position enviable. Mais elle a encore des efforts à faire en direction des opérateurs du secteur privé. Les échanges économiques ne sont pas au niveau des relations bilatérales ou de la coopération financière. Les investissements directs japonais restent modestes. Pourtant, du fait de sa situation géographique privilégiée, au carrefour de l’Europe du Sud et du monde arabe, la Tunisie peut servir de tête de pont aux entreprises nippones. Surtout depuis la conclusion de l’accord d’association entre Tunis et l’Union européenne en 1995. Destination touristique, elle attire peu les Japonais, qui rêvent davantage aux trésors de l’Égypte pharaonique qu’à ceux de l’Ifriqiya romaine. « Ici, tout le monde connaît la cité légendaire de Carthage, explique le député Seishido Etoh, vice-président de l’amicale parlementaire Japon-Tunisie. Mais peu de gens savent que Carthage se trouve en Tunisie… »
Ce déficit de notoriété est évidemment préjudiciable au développement des échanges commerciaux. Pendant la Coupe du monde 2002, la Tunisie, tombée dans le même groupe que le Japon pour les qualifications, a organisé plusieurs manifestations promotionnelles. Son « couscous géant » dans la préfecture d’Oita, dans le sud de l’archipel, a connu un franc succès. La communauté tunisienne, forte aujourd’hui de 370 personnes, fait ce qu’elle peut pour entretenir la curiosité du public nippon, dopée par le Mondial de football. Si elle manque de moyens, elle ne manque pas d’imagination. Mohamed Béji, jeune professeur d’anglais installé à Kyoto, sensibilise ses élèves en consacrant systématiquement un cours à la Tunisie : « Peut-être que le jour où, adultes, ils devront choisir la destination de leurs vacances, ils se souviendront de la séance au cours de laquelle j’ai distribué des roses des sables trouvées dans le désert… » Anouar Messelmani, lui, vit à Tokyo depuis 1976. Doyen de la communauté, il donne conférence sur conférence. Patron de Hubnet, une société privée de courrier express, ce Sfaxien de 52 ans représente une aubaine pour le label Tunisie. Grâce à ses réseaux de distribution, il a écoulé cette année quatre conteneurs de produits alimentaires (huile d’olive, couscous, harissa), quatre palettes de bière Celtia, et trente-deux mille bouteilles de vin saint-augustin, le grand cru du vignoble Mornag, au sud-est de la capitale.

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