En première ligne contre El-Qaida

Installés dans un ancien camp militaire français, les hommes de la Task Force antiterroriste – dont neuf cents marines américains – sont à pied d’oeuvre.

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Le président Ismaïl Omar Guelleh ne s’y est pas trompé : le 11 septembre 2001, dès l’annonce de l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center, il a compris que l’avenir de son pays était en train de se jouer. Aussitôt, il a réuni ses principaux collaborateurs. Il y avait là, entre autres, Dileita Mohamed Dileita, son Premier ministre ; le général de brigade Zakaria Cheick Ibrahim, chef d’état-major des Forces armées ; et Hassan Saïd Khaireh, le patron de la sécurité intérieure, son homme de confiance depuis toujours (voir p. 41). Tous sont tombés d’accord pour ne pas laisser passer l’occasion. Leur minuscule pays, il est vrai, n’a pas vraiment été gâté par la nature. Largement désertique, il ne produit à peu près rien et ne dispose que de deux atouts : la situation exceptionnelle de son port, relié par une ligne de chemin de fer à Addis-Abeba, en Éthiopie, et une présence militaire française qui décourage les convoitises de ses grands voisins et constitue une manne financière non négligeable. Depuis l’indépendance, en 1977, le régime djiboutien a intelligemment tiré profit de ces deux atouts, même si, dans les années quatre-vingt-dix, le soulèvement des Afars, l’un des cinq grands groupes ethniques du pays, a indiscutablement retardé le décollage économique. « Nous avons la baraka », jure Guelleh. De fait, quelques mois après le déclenchement de l’insurrection afar, le régime de Mengistu Haïlé Mariam, le Négus rouge, tombe à Addis-Abeba. L’Éthiopie est amputée de sa partie septentrionale, l’Érythrée, et, du même coup, privée de sa façade maritime. Pour le port de Djibouti, l’aubaine est d’autant plus belle que, à partir de 1997, Éthiopiens et Érythréens ont la très mauvaise idée de se lancer dans une guerre atroce. Le volume des marchandises transitant par le port de Djibouti augmente sensiblement, ce qui, financièrement, permet de compenser l’augmentation (de 6 000 à 16 000 hommes) des effectifs de l’armée djiboutienne. La pacification du nord du pays à peine achevée, c’est l’avenir de la base militaire française qui, à son tour, commence à poser problème. En 1995, Jacques Chirac, nouveau locataire de l’Élysée, fait du redéploiement des forces militaires françaises à l’étranger, en Afrique notamment, l’une de ses priorités. La base de Bangui, en Centrafrique, est fermée, et le nombre des soldats français à Djibouti est ramené de 3 500 à 2 700 hommes. Plus grave, la durée de leur séjour est très sensiblement réduite : de deux ans à quatre mois. Du coup, officiers et sous-officiers n’ont plus besoin de faire venir leur famille. Pour Djibouti, le manque à gagner est considérable. C’est dans ce contexte qu’interviennent les attentats du 11 septembre. Dans les heures qui suivent la tragédie, les autorités djiboutiennes dénoncent l’opération terroriste, expriment leur sympathie au peuple américain et affichent leur disponibilité à participer à la nouvelle guerre qui s’annonce. Au début de 2002, les premiers soldats étrangers qui débarquent à Djibouti sont les Allemands. Parmi eux, une centaine de commandos, qui s’entraînent dans les environs d’Arta. Hormis le Kosovo, c’est la première intervention d’envergure de la Bundeswehr depuis 1945. À l’issue de la première patrouille de la marine allemande au large des côtes somaliennes, le commandant du corps expéditionnaire décide de fêter l’événement, mais, ne disposant pas encore d’un quartier général à terre, reçoit ses invités, diplomates et hommes politiques, à bord d’un destroyer. Au général Alain Bévillard, commandant de la base française, l’officier allemand confie, non sans émotion : « Vous vous rendez compte, nous travaillons de concert, depuis près de cinquante ans, à la construction de l’Europe, mais c’est la première fois que nos forces armées participent à une opération conjointe. » Les Allemands sont plus spécialement chargés de surveiller le golfe d’Aden et les côtes somaliennes, de manière à prévenir un éventuel afflux de combattants d’el-Qaïda fuyant les bombardements américains en Afghanistan. Mais aussi de préparer la mise en place de la Combined Joint Task Force (CJTF) dans la Corne de l’Afrique. Qu’est-ce que la CJTF ? Ses contours sont encore flous, mais sa mission, telle que la définit le Pentagone, est on ne peut plus claire : surveiller les espaces aérien, maritime et terrestre de six pays africains (Érythrée, Éthiopie, Djibouti, Kenya, Somalie et Soudan) et d’un pays du Moyen-Orient (le Yémen). En cas de besoin, elle devra intervenir pour éliminer toute menace terroriste contre les intérêts des États-Unis et de leurs alliés. Mais l’administration américaine jure qu’elle n’a nulle intention de s’installer durablement à Djibouti et que la mission de la Task Force évoluera en fonction des décisions politiques que les membres de la coalition seront amenés à prendre. Il n’empêche : Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, a bien précisé que les troupes américaines pourraient rester à Djibouti « pendant plusieurs années ». En réalité, le Pentagone envisageait depuis longtemps (bien avant le 11 septembre) de s’installer dans la région. L’objectif était évidemment de contrôler Bab el-Mandab, la porte méridionale de la mer Rouge, point stratégique sur la route du pétrole. Oussama Ben Laden leur a fourni l’occasion rêvée de mettre leurs projets à exécution. Face à la péninsule Arabique et à ses immenses réserves d’hydrocarbures, la Corne de l’Afrique est en effet une zone de transit pour les organisations terroristes opérant en Afghanistan. « Ses caractéristiques géographiques leur offrent une grande marge de manoeuvre », estiment les stratèges de Washington. Le 26 juillet 2002, le général Tommy Franks, commandant en chef des forces américaines dans la région du Golfe, rend visite à Guelleh, qui le reçoit dans sa résidence privée, à Haramous. Il veut s’assurer que Djibouti ne voit pas d’inconvénient au stationnement de troupes au sol, sur son territoire. Hormis les soldats allemands, les forces de la CJTF (plusieurs centaines d’hommes, essentiellement américains et espagnols) se trouvent en effet sur des navires de guerre croisant au large. Le QG des opérations est installé pour sa part à bord du destroyer USS Mount-Whitney. Deux mois plus tard, près d’un millier de GI’s débarquent à Djibouti. Ils appartiennent au bataillon du QG de la IIe division de marine, basée à camp Lejeune (Caroline du Nord), celle-là même dont les quinze mille hommes ont été, le 11 janvier dernier, envoyés en renfort dans le golfe Persique, en prévision d’une frappe contre l’Irak. En quatre mois, les Américains dépenseront 8,7 millions de dollars pour rénover les installations aéroportuaires et aménager le pas de tir. Le 11 décembre, c’est au tour de Rumsfeld de faire escale à Djibouti. Au cours d’un entretien de deux heures avec Guelleh, tous les sujets sont passés en revue. Tous ? Enfin presque. Les questions qui fâchent, notamment les histoires de gros sous, sont soigneusement laissées de côté. « Nous devons d’abord convaincre le Congrès », s’excuse Rumsfeld. « Faites vite, nous avons un besoin urgent d’aide au développement », lui répond Guelleh. Peu familiers de ce genre de transaction, les Djiboutiens envoient deux juristes suivre un stage de formation à… Washington. Rendez-vous est pris en janvier 2003, pour une rencontre Guelleh-Bush destinée à mettre au point un accord-cadre de coopération militaire. En attendant, Rumsfeld nomme le général John Sattler au poste de chef d’état-major de la CJTF, avec résidence à Djibouti. La réputation de stabilité de Djibouti n’empêche pas les Américains de craindre une opération d’el-Qaïda contre leurs intérêts dans le pays. James Beamer, un diplomate accrédité à Djibouti, se veut pourtant rassurant : « Nous faisons confiance aux militaires français, qui connaissent parfaitement le terrain et font du bon boulot », explique-t-il. Comment les Français vivent-ils le débarquement de l’armada américaine ? L’état-major se montre fort discret sur la question, mais l’on évoque, ici ou là, quelques frictions. Avec leurs gros sabots et leur obsession sécuritaire, les Américains ont quelque peu bouleversé les habitudes du camp Lemoine, qu’ils partagent avec les légionnaires français. Officiellement, tout va bien, mais les Djiboutiens sont conscients d’un changement d’attitude chez leurs partenaires français. « C’est vrai qu’ils ont toujours manifesté leur solidarité avec la population djiboutienne, mais nous avons l’impression que l’arrivée des Américains a renforcé cette volonté de coopération. Depuis quelques mois, ils mettent les bouchées doubles en matière d’éducation. Plusieurs projets sociaux ont, par exemple, été inaugurés. » Au fond, pour les Français, Djibouti est un peu comme une vieille épouse délaissée qui redevient séduisante dès lors qu’elle est courtisée par un autre.

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