France-Algérie : les secrets de famille de Mabrouck Rachedi
Auteur de romans, d’essais et de livres jeunesse, notre collaborateur signe « Tous les mots qu’on ne s’est pas dits », un récit où autobiographie et fiction s’entremêlent pour raconter l’empreinte de l’histoire sur les individus.
Octobre 2005, Fatima fête ses 70 ans, entourée de quelques-uns de ses dix enfants et petits-enfants, sur une péniche parisienne qui l’emmène accomplir un rêve de jeunesse : voir la tour Eiffel. Pierre angulaire de Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, ce rassemblement familial fonctionne comme un huis clos à partir duquel le narrateur, Malik, le petit dernier, ouvre l’album de famille. Qu’est-ce que la famille ? Un simple rapport biologique entre des êtres dont les trajectoires peuvent se distendre au fil du temps, à l’image des frères Malik et Kader ? Un engagement tacite de « ne jamais s’abandonner », comme le commande la matriarche ? Un espace de devoirs à l’instar des sacrifices faits par Dihya, l’aînée ? Des personnes qui se choisissent à partir de combats communs, ceux des prolétaires, pour le père, Mohand, et Gérard, le « tonton français » ? Un rêve bâti pierre après pierre par les parents depuis l’Algérie et la France ?
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— Mabrouck Rachedi (@MabrouckRachedi) January 26, 2022
Un destin de « cols blancs »
Pour éclairer ces questionnements au fil d’une vingtaine de courts chapitres, Malik, le double littéraire de l’auteur, s’attache à décrire les trajectoires des siens depuis la banlieue parisienne où la fratrie grandit, jusqu’à l’Algérie, terre des aïeux. Il recolle « peu à peu les pièces d’un puzzle » constitué de morceaux connus et manquants, qui interrogent dans quelle mesure les paroles et les silences façonnent l’identité des membres du clan.
Il fallait être français, sans tout à fait l’être et tout en cherchant à l’être mieux. »
Car, comme pour toute société, dont ce récit peut être une métaphore, la famille a ses codes et ses normes. Chez les Asraoui, seuls les parents ont le droit de parler tamazight et arabe. Pour les enfants, c’est le français. Le père, ouvrier fier, ex-membre du FLN et de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), pousse sa progéniture à exceller à l’école pour se construire un destin de « cols blancs », et « réparer le handicap de [leur] position sociale ». L’objectif inculqué est de fuir la banlieue. Malik, le narrateur, qui a d’abord embrassé une carrière d’analyste financier avant de devenir écrivain, est alors celui qui a « pris l’ascenseur social à l’envers », qui vit « encore dans un quartier populaire », à contretemps du rêve parental. Chez les Asraoui, « il fallait être français, sans tout à fait l’être et tout en cherchant à l’être mieux. »
Guerre d’indépendance et traumatismes
Pour comprendre ces injonctions contradictoires ressenties par les enfants qui grandissent dans la France des années 1980-1990, il faut remonter aux parcours des parents. Portrait singulier d’une famille immigrée, Tous les mots qu’on ne s’est pas dits nous fait voyager dans le temps : le départ de Mohand pour la France en 1954, au début de la guerre d’indépendance algérienne, qu’il mènera depuis les bidonvilles de Nanterre et les foyers Sonacotral, les traumatismes tus du massacre de 1961, quand ses compagnons de lutte ont été tués par la police française, l’exil de Fatima en 1962 et les questionnements de Myriam, la nièce de Malik, sur ses identités plurielles, en 2005.
L’identité n’est pas qu’un héritage mais aussi un horizon que l’on se fixe
Acte d’amour et de rébellion, Fatima refusera un mariage arrangé pour rejoindre Mohand. Entre temps, elle sera à jamais marqué par les violences coloniales subies, qu’elle passera toute sa vie sous silence. En écho, retour en 2005, où Malik raconte, à propos de sa sœur, Dihya : « Cette tendance au déni est systématique chez les Asraoui. On préfère s’écharper pendant des heures sur des sujets d’actualité plutôt que de s’épancher […] sur son intimité. Chacun connait la couleur politique des membres de ma famille, leurs sportifs préférés […] mais personne ne se connait. » Que sait la fratrie du changement de nom, pour le travail, de Sofiane en Stéphane ? Des blessures de Kader s’affichant comme un « transfuge de classe et de race » ?
Malik, qui dès 7 ans, avait compris « qu’il y avait l’histoire officielle … et l’autre », s’est « juré de la raconter à ceux qui croient détenir la vérité alors qu’ils ne font que l’écrire. Et de l’écrire, un jour ». Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, avec beaucoup de pudeur, de délicatesse et de tendresse, comble alors les silences. Et il retrace aussi des pages de l’histoire de l’Algérie et de la France.
Quid du sens de la famille alors ? Là encore intime et politique se rejoignent : « Sofiane, Myriam, Dihya, Kader et moi avons choisi notre identité, chacun à notre manière, et rien n’assure qu’elle n’évolue pas encore. […] L’identité n’est pas qu’un héritage mais aussi un horizon que l’on se fixe. »
« Tous les mots qu’on ne s’est pas dits », de Mabrouck Rachedi, Grasset, 218 pages, 18,50 euros
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