« Ce que j’ai vu à Harare »

Si la situation économique est en effet mauvaise, beaucoup de contre- vérités ont été colportées sur les expropriations frappant les fermiers blancs.

Publié le 4 février 2003 Lecture : 5 minutes.

Si l’on croit certaines organisations humanitaires, la moitié de la population du Zimbabwe, soit 6 millions à 7 millions de personnes, meurt de faim, le tiers est menacé par le sida, la totalité du pays est frappée par les pénuries : carburants, sucre, maïs, farine… Tout cela, dit-on, à cause de l’incurie d’un dictateur à moitié fou, Robert Mugabe, que le président Jacques Chirac ose inviter au prochain sommet France-Afrique à Paris (19-21 février). Alors que le pays est en crise, qu’il est soumis à des sanctions économiques et financières (dictées par l’ex-colonisateur britannique), il a trouvé le moyen d’aggraver son cas en expropriant les fermiers blancs – les plus gros producteurs agroalimentaires du pays – pour redonner leurs exploitations à des membres de sa famille, de son parti… Le Zimbabwe, toujours selon les détracteurs de Mugabe, serait au bord de la faillite. Et un soulèvement populaire serait imminent. À les en croire, la capitale Harare, ex-Salisbury, serait un enfer.
Il se trouve que je m’y suis aventuré à la fin de l’année dernière. Ce que j’ai pu voir et entendre en une semaine me ramène à une réalité plus nuancée, bien que porteuse de graves dangers. La situation actuelle n’est pas comparable à celle de la Côte d’Ivoire. Elle ressemble plutôt à celle de l’Algérie à la fin du règne de Boumedienne, en 1988, ou à celle de la Tunisie de Bourguiba, vers 1983-1984.
Sans être gâteux, Mugabe, qui aura 79 ans le 21 février 2003, a presque l’âge de Bourguiba en 1983. Il affronte la même crise économique (inflation, pénuries, marché noir des devises) et politique : entourage néfaste, guerre de succession. Bourguiba a résisté et refusé de quitter la scène de lui-même. Il a fini par être destitué en 1987. Mugabe s’accroche lui aussi au pouvoir tandis que son parti, le Zimbabwe African National Union-Patriotic Front (Zanu-PF), reste attaché au social-communisme. Les vétérans de la guerre de libération, qui ont entre 50 ans et 60 ans, réclament les terres toujours occupées par les Blancs… avant qu’il ne soit trop tard : Mugabe mort, ils n’auront rien à attendre du parti qui devrait accéder au pouvoir, le Movement for Democratic Change (MDC), et de son leader, Morgan Tsvangirai, 50 ans. Le MDC est un parti travailliste, très proche du Labour Party de Tony Blair. Sa base militante est dominée par les paysans qui travaillent dans les fermes des Blancs.
Mugabe considère qu’il a été trahi par les Britanniques qui, avant Blair, avaient défendu un programme d’indemnisation des fermiers blancs (parrainé par le FMI et la Banque mondiale en 1996). Arrivé au pouvoir en 1997, le leader travailliste a fait capoter cet accord sous le prétexte de mauvaise gouvernance… Mugabe a tenté de s’en sortir en proposant une nouvelle Constitution (réforme agraire, création d’un poste de Premier ministre). Le MDC a fait campagne contre ce projet et fait échouer le référendum. Mugabe croit plus que jamais à un « complot » britannique visant à le renverser via le MDC. Ce jeune parti, fondé seulement le 11 septembre 1999, est parvenu, à la surprise générale, à rafler 45 % des sièges au Parlement en juin 2000 avant que son leader échoue face à Mugabe à la présidentielle de mars 2002, en obtenant 42 % des voix contre 56 % pour le chef de l’État en titre.
C’est dans ce contexte que Mugabe, affaibli et menacé, décrète l’expropriation brutale des plus grands fermiers blancs. Les journaux occidentaux, les ONG, les Britanniques, les Australiens, etc., dénoncent en choeur l’injustice. Mais quelle injustice ? Les Blancs, dont le nombre est passé de 200 000 à 100 000 entre 1980 et 2002 (de 3 % à 0,7 % de la population totale), continuent à contrôler 80 % des meilleures terres du pays, tout en jouant un rôle important dans les autres secteurs de l’économie. Chacun des 5 000 fermiers blancs possède – première vérité – trois à quatre immenses fermes. Et le décret d’expropriation – deuxième vérité – ne porte pas sur la totalité des terres, mais exige la rétrocession gratuite des terres « en excès » (une indemnisation est prévue pour les biens matériels éventuels), chaque fermier ne conservant qu’une seule ferme. La majorité des Blancs a obtempéré, y compris l’ancien Premier ministre Ian Smith, qui a cédé trois fermes sur les quatre qu’il possédait. Une minorité – 600 propriétaires – s’est opposée à l’expropriation, d’où les violences, les humiliations, et parfois les morts, que l’opération a entraînées – les vétérans et les jeunes miliciens du Zanu-PF s’en donnant à coeur joie.
Ces données sont mal connues pour de multiples raisons : le régime ne communique pas assez, il n’est pas écouté quand il le fait, il est boycotté… Les expropriations sont maintenant terminées, sauf quelques affaires pendantes en justice. Le gouvernement reconnaît les abus ici et là, et sait qu’il faudra plusieurs années avant que les nouveaux tenanciers puissent exploiter correctement leurs nouvelles terres. C’est le prix à payer pour une réforme maintes fois différée. Le recensement lui a permis de découvrir que 120 grandes fermes n’ont jamais été enregistrées et que des prête-noms exploitent des terres laissées par les premiers Blancs qui ont quitté le pays en 1980 pour l’Australie et le Royaume-Uni…
Le problème de la terre est donc très différent de ce que beaucoup de médias racontent en se copiant les uns les autres.
Ceux qui spéculent sur la mauvaise santé de Mugabe se trompent. Le président semble plutôt en bonne santé pour son âge (79 ans). Il marche d’un pas sûr, monte les escaliers allègrement, son élocution est correcte. Lors d’une conférence internationale à Harare, je l’ai vu discuter et manger parmi les délégués.
Son discours nationaliste est, il est vrai, archaïque. « Les touristes blancs doivent payer le prix fort pour contempler nos merveilles », a-t-il dit en parlant des chutes Victoria. En fait, il vit comme si le mur de Berlin n’était pas tombé, ignorant l’économie de marché, imposant des contrôles sur les prix, les salaires, le change, les importations… La nourriture et le carburant sont rationnés, les queues s’allongent devant les stations d’essence, les arrêts de bus, les magasins d’alimentation…
La sécheresse – bien que limitée à quelques régions -, les usines qui tournent au ralenti, les fermes inexploitées, les menaces du MDC, les sanctions européennes, le boycottage du FMI et de la Banque mondiale… Les problèmes s’accumulent. Mugabe ne trouve de soutien qu’auprès de l’Afrique du Sud, de la Zambie et du Mozambique (ce qui lui permet au moins de contrôler ses frontières et d’éviter l’infiltration d’armes). La situation est intenable à moyen terme.
Le mandat de Mugabe se termine en 2008 (il aura 84 ans, l’âge de Bourguiba en 1987) et les prochaines élections législatives n’auront lieu qu’en 2005. Le MDC dispose d’une minorité de blocage au Parlement et contrôle plusieurs municipalités importantes, dont Harare ! Le Zanu-PF, même s’il ne recueille officiellement que la moitié des suffrages, se comporte comme un parti unique. Si Mugabe ne change pas radicalement de politique économique, il risque d’être balayé par la rue. Dans les journaux pro-MDC, il y a déjà des appels au soulèvement et à la désobéissance civile.
Il ne faut pas oublier que le pays n’est indépendant que depuis vingt-deux ans et qu’il ne s’est vraiment stabilisé qu’après le bouleversement politique en Afrique du Sud en 1994… Mais Mugabe a trop attendu pour satisfaire les exigences des vétérans de la guerre d’indépendance et il l’a fait en 2002 dans un contexte très défavorable. Selon lui, les Britanniques n’ont jamais vraiment accepté le pouvoir noir à Harare. Mugabe est devenu le Saddam Hussein de Tony Blair.

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