Abidjan sous pression
Sitôt les négociations conclues, les « jeunes patriotes » se sont appropriés la rue. Récit d’une semaine de violence au coeur de la capitale économique ivoirienne.
Pour contester l’accord de Marcoussis, signé le 24 janvier au Centre national du rugby (CNR), les partisans du président Gbagbo en ont choisi un autre : le Centre des sports de Treichville. C’est de là que, le samedi 25 janvier, est parti le coup d’envoi de la transition annoncée : « Les négociations de Paris, c’est le match aller. Le match retour se jouera à Abidjan, et nous aurons l’avantage du terrain », avaient averti Charles Blé Goudé et Cie quand, deux jours plus tôt, ils accompagnaient le chef de l’État ivoirien sur le chemin de Paris et lui recommandaient, avec force prières et libations pour le booster, de ne pas céder un pouce de terrain.
Tout a-t-il été planifié, les réactions « spontanées » de la rue programmées avant que le président Gbagbo « demande la route », comme on dit ici ? Il semble que ce soit à ceux auxquels il a confié le pays en son absence, son épouse Simone, réputée radicale, en tête, qu’est revenue la gestion des réactions. Mis en condition depuis le début de la crise par leurs dirigeants et leur presse, les « jeunes patriotes » sont devenus un groupe de pression sur le pouvoir qu’ils soutiennent. L’armée affaiblie, ils sont la seule force apparente à Abidjan, et entendent garder longtemps ce rôle.
À l’annonce du nom de Seydou Elimane Diarra comme nouveau Premier ministre, les partisans du chef de l’État ont affiché une moue dubitative. Au Centre des sports de Treichville, ce samedi 25 janvier, au fur et à mesure que les dirigeants des « jeunes patriotes » se succédaient au micro, la foule grinçait des dents. Seydou Elimane Diarra est musulman, il est du Nord, il a été accepté par les rebelles, il a décliné par le passé l’offre de Gbagbo de devenir le chef de son gouvernement… Voilà qui est suffisant, aux yeux des fidèles du président, pour en faire un partisan des rebelles. Au journal télévisé de 20 heures de la RTI, la nouvelle de sa nomination sera ainsi « écrasée », après de longues minutes consacrées aux activités des « jeunes patriotes ». Pas un seul élément de biographie sur lui, encore moins d’analyse ou de réactions sur son choix.
On semble accuser le coup, en attendant d’autres nouvelles de Paris où se trouve encore le président Gbagbo. Son Premier ministre Pascal Affi Nguessan organise une conférence de presse. « Notre principal objectif, c’était d’obtenir le désarmement des rebelles. Nous l’avons obtenu dans le cadre de la République. Nous ne pouvons pas dire que nous sommes sortis vainqueurs. Ni même qu’il y a un vainqueur et un vaincu… » Dans le public, certains ont la tête entre les mains, signe d’effondrement. Dans la matinée déjà, à Yopougon, une commune de la banlieue d’Abidjan, la section locale du FPI s’est réunie pour dire « non à l’accord de Marcoussis ».
Au Centre des sports de Treichville, Charles Blé Goudé, béret à la Che – la comparaison s’arrête là -, et ses camarades mettent au point leur programme : sit-in devant l’ambassade des États-Unis, pour qu’ils aident la Côte d’Ivoire à « sortir de ses problèmes » et, pour le dimanche matin, 26 janvier, « marche sur la 43e Bima », la base militaire française de Port-Bouët. C’est au cours de la nuit que ce programme sera revu et corrigé. Pendant ce temps, les informations sur les attributions des postes ministériels commencent à parvenir à Abidjan, qui les accueille dans le calme.
Sitôt connue l’attribution aux rebelles des ministères de la Défense et de l’Intérieur, la fièvre commence à monter. Des réunions secrètes sont tenues par les partisans du pouvoir qui sonnent la mobilisation dans d’autres villes. La décision était prise de se faire entendre. « Passe encore que ce soit Seydou Diarra le Premier ministre. Mais que des rebelles commandent cette armée qu’ils ont combattue, c’est inacceptable », disent les ultras du Front populaire ivoirien (FPI), le parti présidentiel. Et pendant que les inconditionnels du régime crient à l’humiliation de l’armée et de l’État, leurs adversaires répondent que « la plus grande humiliation pour l’armée, c’est d’avoir été battue par les rebelles. En quatre mois, elle n’a pu reprendre aucune localité, malgré ses mercenaires et le nouvel équipement dont elle dispose. Sans la France, les rebelles auraient pris la capitale depuis longtemps ». Symboliquement, c’est à 22 heures, début du couvre-feu, que commencent les troubles. « Merci à la France de nous avoir montré que la voie pour être ministre est de prendre les armes » ; « nous allons la jouer à la malgache » ; « nous défendrons Gbagbo jusqu’à la mort »…, hurlent des milliers de jeunes gens qui investissent les rues. Fantômes peints au kaolin, ils prennent la ville, avec la bénédiction des forces de l’ordre. Les plus excités sont armées de bâtons, torse nu. Ils cassent et pillent, badauds et voleurs profitant de cette permissivité après quatre mois de « chômage ».
L’ambassade de France, le Centre culturel français, le collège français Jean-Mermoz, mais aussi les domiciles et magasins privés de ressortissants français sont leurs cibles privilégiées. L’ordre kaki du couvre-feu fait place à celui orange, blanc et vert, à la fois couleurs nationales et signes de ralliement des partisans du pouvoir. Les forces de l’ordre sont dans leurs casernes, la population barricadée chez elle. Les pneus brûlés font office de check-points. Abidjan a basculé, avec la bénédiction du pouvoir et d’une certaine presse locale.
Le dimanche 26 janvier au matin, les ressortissants français se téléphonent, à la recherche de la moindre information. Les nombreuses agences privées de sécurité sont sollicitées par les grands magasins, les hôtels et les entreprises. Tout est fait pour éviter les braquages.
À la télévision et à la radio, les chansons patriotiques monopolisent les ondes. Le tube officiel, c’est « L’Ode de la patrie », produit après un concours national. Gadji Celly, l’ancienne gloire du ballon converti à la chansonnette, a aussi le sien. De même qu’on retrouve l’ex-international de football Joël Tiéhi parmi les dirigeants des Jeunesses patriotiques. Une nouvelle danse aussi a été créée. Mais pour l’heure, l’Abidjanais n’a pas l’esprit à aller s’encanailler en boîte de nuit, à partir de 15 heures, comme depuis l’instauration du couvre-feu.
Aussi subitement qu’elle s’était enfiévrée, la ville retrouve son calme. Après la protestation de la France auprès du pouvoir, Charles Blé Goudé et les siens annoncent le report sine die de la marche qui était, une nouvelle fois, prévue sur l’ambassade de France.
À 10 heures, ce lundi 27 janvier, la fièvre remonte brusquement. Les manifestants reprennent la rue, comme rechargés à bloc par la presse du jour. La majorité des titres évoque le rejet des accords. Ce n’est plus l’attribution des ministères de la Défense et de l’Intérieur au MPCI, mais l’accord en bloc, qui est décrié. On ménage le pouvoir signataire pour crier à la trahison de la France. Un nouveau journal, Le Pays, relate les dernières informations sur un ton qui donnerait des complexes au National, jusque-là réputé être extrémiste. Manchettes choisies dans le deuxième numéro du Pays qui livre sa lecture de l’accord de Marcoussis : « Ivoirisation immédiate de 3 millions de Burkinabè », « Les élections à reprendre », « Le ministère de la Défense confié à un dozo [chasseur traditionnel] », etc.
De retour à Abidjan dans la soirée du dimanche 26 janvier, Gbagbo appelle au calme. Et commence sa propre exégèse du texte de Marcoussis. A-t-il pris le pas sur les ultras de son entourage ? « Je tiens encore la barre, retournez dans les maisons, allez au travail. » Lui-même commence ses consultations à la présidence. Un hélicoptère patrouille à basse altitude et quelques (rares) taxis commencent à circuler. À des prix fous. Le triple du tarif habituel – on ne fait plus marcher le compteur. Des Deux-Plateaux à Koumassi, lundi 27 janvier, on sillonne entre des pneus brûlés et des carcasses de voiture. Ici et là, des militaires réapparaissent. La nuit venue, dans les quartiers chauds de Marcory ou de Koumassi, ils rétablissent le couvre-feu. Mais à Agboville, à 80 km au nord d’Abidjan, les troubles ont pris des allures d’affrontements ethniques entre Dioulas et Abbeys. Bilan : 8 morts, des mosquées et des églises incendiées. Le pouvoir se dépêche d’y envoyer des forces pour rétablir l’ordre.
Le 28 janvier, ils sont des centaines de manifestants à se rendre à l’ambassade des États-Unis. Pour passer incognito, on se ceint la tête d’un foulard aux couleurs ivoiriennes. Mais il faut s’astreindre au silence : ici, l’accent est ce qui vous identifie rapidement. Devant la représentation américaine, les pancartes sont en anglais, qui assimilent Chirac à Ben Laden. À l’intérieur, des mesures de sécurité draconiennes sont de mise.
On tue le temps en attendant le discours de Gbagbo. « Il va parler quand ? » s’inquiète-t-on de plus en plus. L’armée, par la voix de Jules Yao Yao, a fini d’afficher officiellement son opposition aux accords. Les Jeunes patriotes se décident à revoir leur démarche. Ils suspendent toute marche dans Abidjan jusqu’au samedi 1er février. Les villes de l’intérieur en revanche sont invitées à manifester le jeudi 30 janvier. Avec une recommandation de taille : pas de pillages, pas de casse, pas d’agression contre les Français. C’est nouveau. Est-ce parce que les colombes l’auraient emporté sur les faucons, dans l’entourage du président ? Le pays, en tout cas, se sait au bord du précipice. Témoins, ces centaines de personnes qui affluent à l’aéroport où elles se retrouvent bloquées par la perturbation du trafic avec les nombreux vols annulés. Les 1 400 pèlerins ivoiriens, en partance pour La Mecque, et dont le premier avion devait partir depuis le 17 janvier, sont du lot. Il ne leur reste qu’à prier pour un hypothétique vol, mais aussi pour leur pays.
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