Pham Xuan An l’espion qui était resté au chaud

Mort incognito le 20 septembre, à Ho Chi Minh-Ville, il a fourni pendant dix ans au général Giap les informations stratégiques qui lui ont permis de gagner la guerre d’Indochine.

Publié le 2 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

L’Azerbaïdjanais Richard Sorge fut le grand espion communiste de la Seconde Guerre mondiale. De l’attaque sur Pearl Harbor à l’opération Barbarossa (l’invasion allemande), il a alerté Staline sur tous les moments clés du conflit. Mais il n’a pas été l’espion parfait. D’abord, on a rarement tiré parti de ses informations cruciales. Au bout du compte, piégé par les Japonais, il a été pendu, le 7 novembre 1941, à l’âge de 49 ans.
Le Vietnamien Pham Xuan An fut le grand espion communiste des guerres d’Indochine, mais lui s’est davantage approché de la perfection. C’est lui qui, pendant plus de dix ans, a fourni au général Vo Nguyen Giap les informations stratégiques qui lui ont permis de bouter dehors les Américains. Il a fallu attendre 1978, trois ans après la fin de la guerre, pour apprendre le rôle qu’il avait joué. Et lui n’a pas été pendu : il s’est éteint dans un lit d’hôpital d’Ho Chi Minh-Ville, des suites d’une insuffisance respiratoire, le 20 septembre, à l’âge de 79 ans.
Ancien collaborateur du Monde, pour lequel il a couvert la guerre, Jean-Claude Pomonti a publié, au début de 2006, une biographie de Pham Xuan An, Un Vietnamien bien tranquille, aux éditions des Équateurs. Familier de An jusqu’en 1974, il ne s’était jamais douté de rien. Il ne l’a revu qu’en 1989, dans la maison à un étage, au centre de Saigon, qui avait été attribuée à An en 1975, après la victoire.
Pour Sorge, le journalisme était une couverture qui lui permettait de tisser son réseau. An fut, lui, un vrai journaliste. Interrogé en 1989 par un confrère, l’Américain Morley Safer, qui lui demande la « vérité » sur ses activités, il répond : « La vérité ? Quelle vérité ? Une vérité est que j’ai été correspondant de Time Magazine pendant dix ans et, auparavant, de l’agence Reuters. L’autre vérité est que j’ai rejoint le mouvement [communiste] en 1945 et que, d’une façon ou d’une autre, j’en ai fait partie depuis. ?Deux vérités deux vérités qui sont vraies. J’ai appris la loyauté à l’université aux États-Unis. Pour moi, d’une certaine façon, la loyauté est une idée entièrement américaine. »
Commentaire du journaliste-écrivain Stanley Karnow, auteur d’un ouvrage de référence sur la guerre d’Indochine : « An a été déchiré entre deux loyautés. Sa loyauté, en ce qui concerne l’Amérique, était à l’égard de ses collègues ; vis-à-vis du Vietnam, sa loyauté concernait sa nation. Il pensait qu’il remplissait son devoir patriotique en étant un agent, mais nous étions ses amis et il avait une grande admiration pour les États-Unis ; je crois qu’il était une personnalité écartelée. »
Très « écartelée », en effet : cet honorable correspondant était également colonel des services de renseignements communistes, avant d’être promu général, puis, un an après la victoire, d’être élevé à la dignité de « héros de l’Armée populaire ». Mais comme il avait fait ses classes du temps des Français, il répondait aussi en fredonnant la chanson de Joséphine Baker : « J’ai deux amours, mon pays et Paris »
On ne mène pas une telle double vie et on ne devient pas une taupe de cette envergure sans un sens aigu de l’organisation. An allait tous les deux ou trois mois au rapport à Ho Bo, une forêt située à une vingtaine de kilomètres de Saigon. Il s’y rendait les poches vides et, compte tenu du risque d’interception, transportait rarement lui-même des documents. Des courriers agréés s’en chargeaient.
« An a survécu dans la clandestinité jusqu’à la victoire parce qu’il s’est entouré d’un maximum de précautions, écrit Pomonti. Il sélectionne lui-même ses courriers et n’hésite jamais à rejeter une candidature quand il ne la trouve pas entièrement sûre. Sur les quarante-cinq membres du réseau chargé de l’appuyer, vingt-sept ont été capturés ou tués. Il s’enferme dans les toilettes de son domicile à Saigon pour déchiffrer les documents qu’il a récoltés. En cas de surprise, il dispose aussi d’un laps de temps pour les détruire, car ses bergers allemands successifs montent la garde devant la porte. Il les a dressés à gémir discrètement dès qu’ils sentent la moindre anomalie.
« Quand il doit rencontrer un autre agent de liaison en ville, ce qu’il évite au maximum de faire, il s’assure lui-même que ni l’un ni l’autre ne sont suivis et emmène son berger allemand. Son épouse le suit à distance pour pouvoir alerter la résistance en cas d’arrestation. Seules sa femme et sa mère sont au courant de ses activités. Personne d’autre, dans son entourage, ne s’en doute. Il ne porte jamais d’arme à feu ; de toute façon, il serait bien incapable de s’en servir pour n’avoir jamais suivi d’entraînement militaire sérieux. »
Pham Xuan An se voyait comme « un agent de renseignements stratégiques, pas un espion ». « Récupérer les documents n’était pas de mon ressort, a-t-il confié à Pomonti, mais il fallait bien que quelqu’un le fasse ! Je n’aurais pas dû m’occuper de trouver des documents, ce qui est le travail d’un espion, mais les communistes ne faisaient pas la différence entre espionnage et renseignement stratégique. » Ce qui le passionnait, c’était « l’analyse », une réflexion à laquelle « il fallait tout intégrer, les aspects militaires, politiques, sociaux, financiers et psychologiques » pour « bien comprendre l’intention avant l’action ».
À tous les tournants de la longue guerre, An a été d’une remarquable lucidité. Après Dien Bien Phu et les accords de Genève (1954), l’Indochine était divisée en République démocratique du Vietnam (capitale Hanoi) et République du Vietnam (capitale Saigon). Le journaliste-stratège était en poste à Saigon. Il s’est procuré depuis 1961 toutes les éditions du programme confidentiel américain de « guerre spéciale ». Après la chute du régime de Ngo Dinh Diem, il comprend que cette stratégie a échoué et prévoit, en 1964, que les États-Unis vont envoyer des troupes au Vietnam. Elles seront, en effet, un demi-?million en 1968.
Cette année-là, les Vietcongs attaquent de manière très coordonnée une centaine d’agglomérations dans le Sud. L’offensive échoue, parce que, dit An dans sa biographie officielle, « nos forces n’étaient pas assez solides alors que l’ennemi demeurait très puissant ». Hanoi veut frapper de nouveau. L’attaque aura lieu le jour de la fête du Têt, le jour de l’an vietnamien. C’est Pham Xuan An lui-même qui pilote dans Saigon le chef du réseau chargé de préparer l’offensive, Tu Cang. Il le pilote également en mai, lors de la seconde phase de l’offensive. Rapport de Tu Cang : elle « n’a pas donné de résultats militaires satisfaisants, mais sur les plans politique et psychologique, son impact négatif sera fort ».
Le dernier exploit – décisif – du stratège An permettra rien de moins que la prise de Saigon par Giap, le 30 avril 1975. Entre le 12 décembre 1974 et le 6 janvier 1975, les Vietcongs ont pris le contrôle d’une province proche de Saigon, Phuoc Long. Hanoi pose la question à An : si le régime de Saigon menace de s’effondrer, les États-Unis interviendront-ils militairement et dans quelle proportion ? An se procure alors un rapport secret du Comité d’études stratégiques de Saigon destiné au président Nguyen Van Thieu qui décrit l’état de dégradation de l’armée sud-vietnamienne et explique que Washington ne peut plus intervenir pour sauver le régime en raison de l’impopularité de la guerre aux États-Unis. Thieu ne bouge pas quand la province de Phuoc Long passe sous le contrôle des communistes, les Américains ne bougent pas non plus. « Je pouvais donc affirmer à Hanoi qu’ils n’interviendraient pas face à une offensive généralisée », résume An. Ce qui fut le cas. Conclusion de Pomonti, cependant, qui l’a souvent revu depuis 1989 : « Pour lui, comme pour d’autres héros de ces deux guerres, les lendemains de victoire ont déchanté. »

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