Où va la Francophonie ?

L’action de l’OIF de plus en plus parasitée par les querelles politiciennes. Au détriment de son action culturelle.

Publié le 2 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

Les Roumains n’en sont pas encore revenus ! Dans les taxis et les boutiques de Bucarest, jamais ils n’avaient entendu autant de « bonjour », de « s’il vous plaît » et d’« au revoir ». Jamais ils n’avaient vu autant d’Africains arpenter les rues et les halls des grands hôtels. Et pas n’importe quels Africains ! Pas moins de quinze chefs d’État ou de gouvernement du continent se sont en effet retrouvés dans la capitale roumaine, les 28 et 29 septembre, aux côtés de leurs homologues « ayant le français en partage », selon l’expression consacrée, lors du XIe Sommet de la Francophonie. Il a certes été question de valeurs communes, de promotion de la langue française, d’éducation et de diversité culturelle, mais, comme lors de la dernière édition à Ouagadougou, le thème officiel (« Les technologies de l’information dans l’éducation ») a été largement éclipsé par les grandes crises qui secouent l’espace francophone.
Preuve que la grand-messe de l’OIF est devenue, au fil des ans, un rendez-vous politique aussi incontournable que les sommets de l’ONU ou de l’Union africaine, un voyageur inattendu était présent à Bucarest : Guillaume Soro, le leader ivoirien des Forces nouvelles (ex-rébellion). Dans la soirée du 28, celui-ci a discrètement rencontré, dans sa suite au huitième étage de l’hôtel Marriott, Denis Sassou Nguesso, le chef de l’État congolais et président en exercice de l’Union africaine, à qui il a présenté son plan de sortie de crise (voir encadré page 14). Dans l’après-midi, le Congolais avait, deux heures durant, préparé avec Bongo Ondimba et plusieurs membres de la Cedeao (ATT, Compaoré, Gnassingbé, Vieira, Wade et Yayi) la réunion de l’organisation consacrée à la crise ivoirienne le 7 octobre à Abuja.
Une nouvelle fois, les éclats provoqués par les enfants terribles de la francophonie ont un peu éclipsé les débats institutionnels. Indiscutablement, la crise provoquée par le choix de la Roumanie, après concertation avec le secrétaire général de l’OIF, de ne pas inviter le président libanais Émile Lahoud, jugé trop prosyrien, a fait de l’ombre à la réunion du Conseil permanent de la Francophonie (CPF), le 25 septembre, et à celle de la Conférence ministérielle, le lendemain. Dans la matinée du 29, la question libanaise a même provoqué un vif incident qui a retardé de plus de quatre heures la clôture du Sommet (voir encadré ci-contre).
La demande d’adhésion à l’OIF présentée par le Soudan a elle aussi perturbé les débats. Le rejet de cette candidature par les chefs d’État n’a pas été officiellement motivé par les violations des droits de l’homme perpétrées dans ce pays. Mais la présence dans la « Déclaration de Bucarest » d’un paragraphe spécifiquement consacré à la crise du Darfour et d’une dénonciation en bonne et due forme des violations du droit humanitaire, en général, rendait de facto impossible l’admission du Soudan dans la famille francophone.
Cette dernière s’est cependant beaucoup agrandie en Roumanie. Lors du Sommet de Ouagadougou, en 2004, l’OIF s’était dotée d’un cadre stratégique décennal. L’année suivante, lors de la conférence de Bamako, elle s’était efforcée de dynamiser son action politique, puis, en novembre, à Antananarivo, de réformer ses structures. Cette fois, le renouvellement du mandat de son secrétaire général, l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, étant acquis avant même l’ouverture du Sommet, il ne restait aux chefs d’État et de gouvernement qu’à approuver l’admission de cinq nouveaux membres (ce qui porte le total à soixante-huit).
Un peu perdus dans les couloirs de l’imposant Palais du Parlement construit, dans les années 1980, par un Nicolae Ceaucescu au comble de sa mégalomanie, les habitués de la « franco » ont donc accueilli en leur sein (en tant qu’observateurs ou membres associés) Chypre, le Ghana, le Mozambique, la Serbie et l’Ukraine, tandis que quatre autres pays (Albanie, Macédoine, Andorre et Grèce) devenaient membres de plein droit. L’ancrage de plus en plus européen de l’organisation se trouve ainsi confirmé.
Les nouveaux venus ne sont pas majoritairement francophones. Même en Roumanie, le touriste égaré qui demande son chemin en français n’est pas sûr d’arriver à bon port ! Le président Traian Basescu lui-même s’est exprimé avec difficulté devant les trente-deux chefs d’État ou de gouvernement réunis pour la cérémonie d’ouverture. Certains, à l’exemple des Canadiens, inquiets de l’influence grandissante des Européens au sein de l’OIF, ont appelé à une redéfinition des critères d’admission, faute de quoi, estiment-ils, l’organisation serait menacée de perdre son identité.
Il y a pourtant longtemps que la Francophonie ne se limite plus aux pays ayant pour langue officielle celle de Molière. Elle réunit des gouvernements qui partagent un certain nombre de valeurs historiques, morales et/ou politiques, qui s’efforcent de promouvoir, chez eux, la langue française et s’engagent à renforcer la pratique du français dans les institutions internationales (sur ce dernier point, Abdou Diouf a préparé un vade-mecum qui a été entériné à Bucarest). Convaincus que « l’union fait la force », les responsables de l’OIF estiment que l’agrandissement de la famille ne peut nuire à son influence. À noter que sur les 27 membres que comptera l’Union européenne le 1er janvier 2007, 14 font aussi partie de l’OIF. « Soyez fiers d’être francophones, a lancé Diouf aux nouveaux venus lors de la cérémonie d’ouverture. Vous avez tant de choses à nous offrir. Tant de choses à apporter à cette Europe forte et riche de sa diversité dont nous avons besoin. »
À commencer par la ratification rapide de la Convention sur la diversité culturelle de l’Unesco, signée en octobre 2005. Première grande victoire planétaire de l’OIF, qui a dû batailler contre les États-Unis, cette convention, pour être mise en uvre, doit être ratifiée par une trentaine de pays. À Bucarest, Diouf, Chirac et Compaoré, entre autres, ont ainsi appelé leurs amis francophones à déposer au plus vite les instruments de ratification. Sur les douze pays qui l’ont déjà fait, les deux tiers sont membres de l’OIF. Faut-il regretter que, lors de ces assises, la politique prenne ainsi le pas sur la coopération culturelle et la promotion de la langue française ?
« Un sommet et son thème sont comme deux cercles sécants : ils ont une partie commune et deux parties distinctes, explique Michèle Gendreau-Massaloux, la rectrice de l’Agence universitaire de la Francophonie. Les chefs d’État ont raison d’utiliser ces rencontres pour évoquer la politique, qui est leur façon de vivre leur solidarité. Mais c’est aussi l’occasion d’essayer de régler des crises qui se jouent dans notre espace et concernent tous les pans de notre coopération. »
Mais d’aucuns de réclamer que l’OIF, sans rien renier de son action politique, revienne aussi à des questions davantage ancrées dans le réel. Nombre de délégués africains ont ainsi réclamé, à plusieurs reprises, « des visas et des livres ». De même, la liberté de circulation dans l’espace francophone, notamment vers la France, n’est pas jugée suffisante. Enfin, les présidents Omar Bongo Ondimba et Abdoulaye Wade ont dénoncé la « fuite des cerveaux » et insisté sur la nécessité de renforcer les actions de l’OIF dans l’enseignement de base.
À Bucarest, dans l’immense Palais du Parlement roumain, avec ses 300 000 m2, ses 8 000 t de marbre, ses milliers de fenêtres, ses centaines de lustres et ses kilomètres de tapis, la famille francophone élargie a pu mesurer la complexité et la gravité des problèmes auxquels elle est confrontée. Comme l’a expliqué l’écrivain J.-M.-G. Le Clézio, membre du jury du prix des Cinq Continents décerné pendant le Sommet, être francophone, revient à « aimer la langue française, ressentir la nécessité de s’exprimer dans cette langue et, en même temps, ne pas toujours bien savoir ce que ce mot comporte ».

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