Jamel Debbouze

Avec le film Indigènes, l’enfant de Trappes, 100 % marocain et 100 % français, passe gaillardement du comique au sérieux. Et flirte même avec la politique.

Publié le 2 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

L’image est parfaite : le teint légèrement hâlé et le sourire aux lèvres, le couple Chirac est assis à côté du comédien Jamel Debbouze. L’air aussi rigolard que ses voisins, le petit Beur insolent (il mesure 1,65 m) a troqué pour l’occasion son uniforme habituel – jean, sweat-shirt et baskets – contre un sobre costume gris. Il n’est pas allé jusqu’à la cravate et a gardé sa barbe de trois jours. L’ambiance est à la décontraction. On s’amuse, un tantinet potaches, et l’on oublie un peu son rang.

La scène – qui a du bon pour la cote de popularité de Jacques Chirac – remonte au 5 septembre : le couple présidentiel s’apprête à voir Indigènes, de Rachid Bouchareb, le film-hommage aux Africains qui ont combattu pour la France en 39-45, sorti le 27 septembre dans les salles françaises (140 480 entrées le premier jour, un très bon résultat de l’avis des professionnels). En tant qu’acteur et coproducteur, Jamel Debbouze est logiquement placé à côté des Chirac. Et là, il joue le rôle qu’il a toujours joué depuis sa première apparition sur les planches, en 1989 : il s’amuse et met les autres à l’aise tout en les taquinant, fussent-ils président et première dame. En avril dernier, c’est le même Jamel qui, sur un plateau de télévision, galèje avec une Ségolène Royal bien mise dans un petit tailleur beige. Il finira par lui arracher ses premiers aveux publics d’aspiration à la présidentielle : « Probablement, oui », répond-elle au trublion de banlieue qui lui demande si elle souhaite être candidate. Suivront quelques pas de danse sur un air de la rappeuse Diam’s entre « Ségo » et Jamel. Le public est à la fois interdit et hilare.

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« Je suis né ici, donc icissien », « Bonjour mesdames et mesdames », « L’ascenseur social est resté au sous-sol et ça pue la pisse » : il aligne avec une facilité déconcertante des trouvailles d’humour tantôt acides, tantôt bon enfant, qui font de lui, en France comme au Maroc, ses deux pays, l’un des comédiens les plus populaires. Il démystifie sans acrimonie mais avec justesse les grands de ce monde, arbore sans complexe des signes extérieurs de richesse – notamment une Ferrari et un appartement à Saint-Germain-des-Prés, quartier huppé de la capitale française – qui contrastent avec son passé de « fils de femme de ménage élevé dans un deux-pièces ». Et, depuis quelque temps, affiche des convictions politiques qui laissent penser que le doux rêve d’une France « Black Blanc Beur » harmonieuse est possible. Et que l’histrion inoffensif a changé de registre.

Né à Paris en 1975, le 18 juin – un jour prémonitoire pour celui qui, trente et un ans plus tard, jouera le rôle du goumier Saïd -, Jamel (« avec un J comme Jean ») est l’aîné de six enfants. Un an après sa naissance, ses parents, marocains (ils sont originaires de Taza), retournent au bled. Ils y resteront jusqu’en 1979. De ces années, Jamel garde un attachement indéfectible à son pays et à ses traditions : musulman, il ne boit ni ne fume, dit-on (à l’exception de quelques pétards), et possède une maison à Marrakech. On connaît son amitié pour Mohammed VI : en 2001, lors du premier festival international du film à Marrakech, il est assis à la place d’honneur. Un an plus tard, après le tournage de Mission Cléopâtre à Ouarzazate (14,3 millions d’entrées), il annonce son intention de construire des studios de cinéma dans la Ville rose.

Mais avant le faste et les bouteilles de champagne offertes à tout-va, il y a la misère et la débrouille, deux ingrédients propices au mythe Jamel. Après quatre ans à Barbès, les Debbouze emménagent, en 1983, dans un petit pavillon à Trappes, dans la banlieue ouest de Paris. Mère femme de ménage chez Bouygues, père employé dans une société de nettoyage : la tribu vit chichement, et les parents parlent à peine le français. « Je suis passé du RMI [revenu minimum d’insertion] à l’ISF [impôt de solidarité sur la fortune] », a coutume de dire celui qui, en 2002, est l’acteur le mieux payé de France (il comptabilise cette année-là des revenus de 2,12 millions d’euros). Dans ce paysage désolé de barres et de tours grises, théâtre des émeutes qui embrasent la France en novembre 2005, Jamel reçoit une éducation stricte. « Si tu reviens un jour avec les flics, j’arrache la page du livret de famille », lui aurait lancé son père.

L’école n’est pas son fort, il préfère les planches. En 1989, un éducateur surnommé Papi (en référence au « Papi Mougeot » de Coluche) l’accueille dans son équipe d’improvisation. Jamel deviendra vice-champion du monde. Quatre ans plus tard, il tient son premier rôle au cinéma, dans le court-métrage Les Pierres bleues du désert. Ce n’est pas pour autant le début de la gloire. Il faudra attendre 1999, des apparitions dans des petits théâtres parisiens et de banlieue, des émissions de radio et de télévision (notamment Nulle Part Ailleurs, sur Canal +), pour que Jamel réalise son vrai premier grand one-man show sur une scène reconnue. Comme les deux spectacles qui suivront (Jamel 100 % Debbouze et Jamel Comedy Club), le show porte ce nom qui suffit à attirer le public et flatte son ego : Jamel en scène. Dès lors, il enchaîne les succès, sur la toile comme au théâtre. Dans un parler qui mélange astucieusement le verlan, le français et l’arabe, qu’il joue le rôle d’un apprenti épicier dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain ou celui de l’architecte officiel de Cléopâtre, Numérobis, dans Mission Cléopâtre, Jamel fait rire.

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Avec son rôle dans Indigènes, il fait pleurer. On prête une réaction émue – en tout cas médiatique – à Jacques Chirac lors de la projection. En choisissant Indigènes, film engagé qui rend aux soldats des colonies un hommage que l’ingrate République française ne leur a jamais complètement rendu, Jamel a changé de registre, passant du bouffon au grave. Il s’est épaissi. Au départ, il ne cherche pourtant pas à rétablir l’honneur de son arrière-grand-père, qui a vraiment combattu sous le drapeau français. « Je ne connaissais pas très bien cette page de l’Histoire », avoue-t-il. Las d’être cantonné dans le rôle du Beur facétieux, impertinent mais point trop méchant, il accepte le projet parce qu’il présente « des enjeux agréables et nobles à défendre », différents « des scénarios du genre Astérix chez les Beurs ou Rabin des Bois ». Il en épouse vraiment la cause, démarchant des investisseurs pour récolter le budget – opération difficile, le sujet, sensible, n’étant a priori pas vendeur -, devenant coproducteur et acceptant le « modique » cachet de 300 euros par jour. « Ma hantise, c’est ce qu’on va laisser comme trace », déclare-t-il au quotidien Le Monde. Jamel, soucieux de changer quelque chose ?

En novembre 2005, en pleine « crise des banlieues », il se rend avec l’acteur Jean-Pierre Bacri et le chanteur Joey Starr à Clichy-sous-Bois, le foyer des événements, pour inciter les jeunes à aller voter. En septembre dernier, il va à Cachan, en banlieue parisienne, pour discuter avec les sans-papiers expulsés d’un squat par le ministère de l’Intérieur. Le premier flic de France, Nicolas Sarkozy, ne parviendra certainement pas à rallier Jamel à sa cause, comme il a réussi à le faire avec le rappeur Doc Gynéco. « Je ne pense pas que Nicolas Sarkozy sera influencé par ce film, je pense que Nicolas Sarkozy a un but bien précis et qu’il mettra tout en oeuvre pour l’atteindre quelles que soient les conséquences », déclare-t-il lors d’une conférence de presse en mai dernier à Cannes, où, avec les quatre autres acteurs principaux d’Indigènes, il reçoit le Prix d’interprétation masculine. Sans vindicte ni ressentiment, rêvant d’une réconciliation qui transforme la « haine en quelque chose de positif », Jamel se sent investi d’un rôle. Un jour, à la télévision, soeur Emmanuelle, « chiffonnière avec les chiffonniers », lui dit : « Nous deux, on exerce le même métier, on a le même public. Le mien vit au Caire sous les ordures. Le tien est malheureux dans sa tête. »

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