Aux « indigènes », la patrie un peu reconnaissante

Paris décide enfin d’aligner la pension des soldats issus des colonies sur celle de leurs frères d’armes de l’Hexagone. Mieux vaut tard que jamais.

Publié le 2 octobre 2006 Lecture : 5 minutes.

« Faites pas le radin, Monsieur Breton ! » Invité du journal de 20 heures sur TF1, le 23 septembre, pour parler de la sortie du film Indigènes, dans lequel il incarne Saïd, un tirailleur algérien de la Seconde Guerre mondiale, Jamel Debbouze a apostrophé on ne peut plus clairement le ministre français de l’Économie et des Finances. Objet de l’interpellation : les pensions versées aux soldats issus des territoires de l’ancien empire français, dont le montant est, depuis des années, très inférieur aux sommes versées à leurs frères d’armes de l’Hexagone.
Le message du comédien a été reçu cinq sur cinq : ce dossier sensible a été ouvertement évoqué en Conseil des ministres, le 27 septembre, au moment où les spectateurs découvraient les premières images du long-métrage de Rachid Bouchareb. Et c’est une bonne surprise qui attendait les anciens combattants, puisque le principe d’un alignement de leur solde a été officiellement adopté. Alors que, jusqu’à présent, le montant de leur pension était indexé sur le niveau de vie des pays de résidence, la même et unique somme leur sera désormais versée. Ainsi, un ex-tirailleur sénégalais qui touchait 136 000 F CFA (207 euros) par an au titre de la retraite du combattant, ou un ancien goumier marocain qui percevait 660 dirhams (60 euros) recevront 460 euros comme leurs compagnons d’armes français, soit plus de 301 000 F CFA pour le premier et l’équivalent de 5 100 dirhams pour le second.
Techniquement, cette décision entrera en vigueur dès janvier après avoir fait l’objet d’un amendement rectificatif à la loi de finances de 2007, actuellement déposée devant le Parlement. Au total, 110 millions d’euros supplémentaires seront débloqués chaque année pour ajuster les pensions de 80 000 vétérans âgés de plus de 65 ans et de vingt-trois nationalités différentes (50 % de Maghrébins, 47 % de Subsahariens, 3 % d’Indochinois). « C’est une décision à laquelle nous ne nous attendions pas. Nous sommes très satisfaits pour nos camarades. La pension va désormais leur permettre de vivre décemment, de soigner leur famille et de scolariser leurs petits-enfants », explique Alioune Camara, directeur de l’Office national des anciens combattants du Sénégal.
Cette mesure vient en partie clore des années d’incompréhension et de débats souvent houleux. Mais elle ne doit pas tout à l’offensive médiatique de Jamel Debbouze. « Cette question était déjà inscrite dans le programme du chef de l’État en 2002 », souligne le ministre délégué aux Anciens Combattants, Hamlaoui Mekachera. Le gouvernement mûrit, en effet, cette décision de longue date.
Plusieurs déclarations récentes avaient d’ailleurs levé le voile sur cette initiative. Le 24 septembre, le même ministre délégué déclarait que les règles appliquées jusqu’à présent visaient « la parité de pouvoir d’achat », mais qu’on tendait davantage « vers la parité nominale, en euros ». Une phrase reprise le lendemain par la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, en marge d’une cérémonie organisée aux Invalides en hommage aux harkis. Selon elle, « un premier mouvement extrêmement important a été fait avec la décristallisation. Nous allons essayer de passer à une phase suivante, qui sera la reconnaissance nominale ».
Jusqu’à présent, les autorités françaises rechignaient à un relèvement complet des pensions sur la base du principe d’égalité totale. Deux arguments étaient avancés pour justifier ce déni de justice. D’une part, le coût engendré par une telle mesure en pleine période de coupes budgétaires. D’autre part, les « perturbations » que cette hausse entraînerait sur les économies locales. En clair, en recevant la même somme que leurs compatriotes français, les combattants africains risquaient de créer un effet de distorsion sur les économies de leur pays et de favoriser une montée de revendications en tout genre. Un argument pour le moins spécieux, les intéressés n’étant pas assez nombreux pour avoir un tel impact.
Une solution médiane a été retenue en 2002, avec l’abolition de la loi très controversée du 26 décembre 1959. Aux termes de cette loi dite de cristallisation, les montants de la retraite du combattant et de la pension militaire d’invalidité étaient gelés sans évolution possible dans le temps. La décision de « décristalliser » a ainsi permis de relever ces sommes en fonction du coût de la vie dans chaque pays. « Économiquement plus équitable, puisqu’elle partait du contexte local, cette décision était politiquement inaudible, car elle continuait de soulever des problèmes de morale et de dignité. Jacques Chirac a tranché, bien que certains pays craignent toujours des distorsions », souligne Hamlaoui Mekachera.
Si le président français a « tranché », c’est aussi en raison de la ténacité des associations d’anciens combattants, qui ont porté le dossier devant le Conseil d’État. Celui-ci leur a donné gain de cause en 2001 en condamnant la France à corriger les écarts entre les pensions. Cet « arrêt Diop », du nom d’un ex-sergent-chef sénégalais, a été confirmé en juillet et risquait d’être porté devant la Cour européenne de justice.
Plus qu’un rattrapage, la décision prise en Conseil des ministres vient corriger une injustice. Mais elle ne règle pas tout. D’abord, parce qu’elle ne s’applique qu’aux seules retraites des anciens combattants, à savoir, du point de vue strictement administratif, ceux qui ont passé plus de quatre-vingt-dix jours dans une unité de combat et qui possèdent, de ce fait, une carte à laquelle peut s’ajouter une pension d’invalidité s’ils ont été blessés. Le ministre Mekachera l’a rappelé et confirmé : « Ce relèvement complet s’adresse exclusivement aux soldats ayant payé le prix du sang. » En sont donc exclus l’ensemble des personnes ne possédant qu’un simple titre de reconnaissance de la Nation et une pension de retraite des fonctionnaires civils et militaires de carrière étrangers qui ont servi la France pendant au moins quinze ans. Ensuite, parce que cette mesure n’a pas d’effet rétroactif. Le remboursement des impayés de ces quarante dernières années n’est pas pris en compte.
De fait, le montant de l’enveloppe a suscité un certain scepticisme auprès des associations. « Cette décision est un pas en avant, mais elle ne règle pas le problème des pensions non versées aux soldats qui ont combattu pendant quinze ans mais qui n’ont pas le statut d’ancien combattant. Ce que nous souhaitons, c’est une revalorisation de la pension de retraite des militaires de carrière. La mesure sera réellement salutaire lorsqu’elle concernera tout le monde », souligne Alioune Camara. Dans un tel cas de figure, 30 000 personnes supplémentaires auraient été concernées et le gouvernement français aurait eu à débloquer non pas 110 millions d’euros mais 280 millions d’euros Si le film Indigènes, auquel « Jacques Chirac a été sensible », a permis d’attirer l’attention de l’opinion publique sur une réalité trop méconnue de la Seconde Guerre mondiale, la réponse de la France ne réjouit donc pas totalement tous ceux qui sont « venus nous aider à préserver nos valeurs et à nous débarrasser du nazisme », dixit la ministre Alliot-Marie. Leur amertume est d’autant plus grande que leur courage sur les champs de bataille ne se réduisait pas, lui, à une simple arithmétique comptable.

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