Sharon excommunié par les rabbins

Tout comme Itzhak Rabin, assassiné par un fanatique religieux pour avoir signé les accords d’Oslo, le Premier ministre est aujourd’hui menacé par des extrémistes prêts àtout pour ruiner son plan de retrait de Gaza.

Publié le 2 août 2004 Lecture : 6 minutes.

Yossi Beilin est une supercolombe du monde politique israélien. Avec son partenaire palestinien Yasser Abed Rabbo, il a été l’architecte, l’année dernière, de l’initiative de Genève, un projet de paix israélo-palestinien détaillé, fondé sur le compromis et la compréhension mutuelle. Évidemment, il a été désavoué et voué aux gémonies par les extrémistes des deux camps. Certains Israéliens ont même demandé son exécution pour trahison. Plus récemment, Beilin et ses amis se sont rapprochés du parti de gauche Meretz pour créer un nouveau mouvement nommé Yahad (« Ensemble ») en faveur de la paix. Lui et ses collègues sont des visionnaires. En dépit de tous les obstacles dressés sur leur route, ils croient qu’il est encore possible de pardonner et d’oublier le sang versé durant cent ans de conflit, qu’il est possible de trouver un accord sur la base du principe « la terre contre la paix ». Mais l’opinion israélienne n’est pas d’humeur à écouter la voix de la raison. Les personnalités modérées comme Beilin sont noyées sous les violentes harangues antiarabes des fanatiques religieux et nationalistes de l’extrême droite israélienne.
Cela a donc été une surprise, l’autre jour, d’entendre Beilin, le prophète de la gauche, s’exprimer en faveur d’un Premier ministre qui, pour la plupart des Arabes et une grande partie du monde, incarne un Israël militariste, brutal et expansionniste. Et déclarer à peu près ceci : « Sharon n’est pas encore le général de Gaulle [l’homme qui donna l’indépendance à l’Algérie], mais nous devrions soutenir son plan de retrait de Gaza parce qu’il crée un précédent dans la perspective de quitter les Territoires occupés. » Que se passe-t-il donc ?
Il semblerait que nous assistions au début d’une profonde recomposition du monde politique israélien. Sharon n’est plus l’idéologue des colons messianiques et expansionnistes portés par la volonté d’occuper toute « la terre d’Israël ». En fait, pour beaucoup d’entre eux, il est désormais un homme à abattre – au propre comme au figuré.
Tout comme Itzhak Rabin, le Premier ministre travailliste assassiné en novembre 1995 par un fanatique d’extrême droite pour avoir signé les accords d’Oslo avec Yasser Arafat, Ariel Sharon est aujourd’hui menacé par la même frange exaltée de la société israélienne. Le 29 juin, le rabbin Avigdor Nebenzahl, un extrémiste de la vieille ville de Jérusalem, a prononcé contre Sharon les redoutables mots « din rodef », qui furent une fois proférés contre Rabin. Cette expression signifie qu’il est légitime de poursuivre, de chasser et de tuer quiconque cède une partie de la terre d’Israël à un non-juif. Si Sharon aussi était assassiné, cela signifierait, selon les termes de l’analyste israélien Yossi Alpher, « la fin des tentatives visant à déplacer les colonies et à réduire l’expansion d’Israël en Cisjordanie et dans la bande de Gaza ».
Dans deux rapports récents, le directeur du Shin Beth, les services de sécurité intérieure d’Israël, signale que de dangereux colons extrémistes s’apprêtent à recourir à la violence pour contrecarrer le plan de retrait de Gaza. Au même moment, le ministre israélien de la Sécurité publique, Tzahi Hanegbi, prévient que des groupes jusqu’au-boutistes pourraient préparer des attaques contre deux des Lieux saints les plus sacrés de l’islam à Jérusalem-Est, la mosquée Al-Aqsa et le dôme du Rocher – connus sous le nom de Haram al-Charif (Le Noble Sanctuaire). Il est évident que l’extrême droite mobilise ses forces et se prépare à la bataille. Le 25 juillet, les colons et leurs amis – peut-être 150 000 personnes – ont formé une chaîne humaine de 90 kilomètres de long entre Gaza et Jérusalem afin de protester contre le plan de retrait de Gaza. C’était une impressionnante démonstration des capacités d’organisation des colons. Pourtant, malgré cette opposition, Sharon reste attaché à son plan de désengagement unilatéral. Il a franchi le Rubicon, jurant de couper les liens avec Gaza et d’en déloger les 7 500 colons juifs avant fin 2005. Pour apaiser les Américains, il envisage aussi de démanteler trois ou quatre petites colonies du nord de la Cisjordanie. Ces choix sont dénoncés par une grande partie de la droite comme une trahison criminelle des principes sionistes qui doit à tout prix être contrecarrée.
Trois puissants ministres du gouvernement Sharon – Benyamin Netanyahou (Finances), Silvan Shalom (Affaires étrangères) et Limor Livnat (Éducation) – ont soutenu Sharon du bout des lèvres, mais n’ont pas levé le petit doigt pour l’aider. Il est clair que le chef du gouvernement ne bénéficie plus d’une majorité au Likoud, dans son camp parlementaire, ni même au sein de son propre cabinet.
Ce n’est pas la première fois que Sharon suscite la colère des extrémistes. Fin 2002, il s’était déclaré favorable à la création d’un État palestinien, arguant qu’Israël ne pourrait jamais diriger 3,5 millions de personnes contre leur volonté. Pour un Premier ministre issu du Likoud, proférer de telles paroles était pure hérésie. Les opposants à Sharon ont réagi en organisant une rencontre au comité central du Likoud au cours de laquelle son principal rival, Benyamin Netanyahou, a soumis une résolution interdisant la création d’un État palestinien. Elle a été soutenue à 60 %. Sharon a quitté la salle. « Je suis Premier ministre, déclarait-il alors, je dirige ce gouvernement, je sais ce que je dois faire. » Défiant son propre parti sur le sujet, il a gardé la même ligne de conduite durant la campagne électorale de fin 2003 qui s’est achevée avec la défaite du dirigeant travailliste d’alors, Amram Mitzna, ancien général et maire d’Haïfa, et la multiplication par deux du nombre de parlementaires du Likoud à la Knesset.
Aujourd’hui, en cette fin juillet 2004, Sharon est dans la même position que l’ancien Premier ministre Ehoud Barak en juillet 2000 – sans majorité. Mais à la différence de Barak, Sharon ne lâche pas prise. À partir du 4 août, la Knesset sera en vacances jusqu’au mois d’octobre. Pour les mois à venir, Sharon n’aura pas à affronter le danger d’un vote de confiance. Menotté par son propre parti, il pourrait décider d’organiser des élections anticipées. Pour l’instant, il profite de la situation pour explorer les possibilités d’une nouvelle coalition. L’une des options serait de rallier à la branche modérée du Likoud le Parti travailliste de Shimon Pérès et le très laïc Shinoui de Tommy Lapid. Une autre serait d’unir le Likoud, le Parti travailliste et les deux partis orthodoxes, Shass et Agudat Israël. Une telle alliance ferait face à un bloc de droite (auquel participerait environ un tiers du Likoud) et à un bloc de gauche (les membres les plus à gauche du Parti travailliste opposés à Pérès et le Yahad de Beilin).
Sharon ne s’est pas soudainement converti à la cause des nationalistes palestiniens. Il demeure ce qu’il a toujours été, un ennemi implacable de leurs aspirations. Mais c’est un pragmatique. Il veut quitter Gaza de manière à rester présent, autant que faire se peut, en Cisjordanie. C’est le but de son infâme « mur d’apartheid » et de ses efforts continus pour détruire l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat. Sa stratégie consiste à diviser la société palestinienne pour rendre la vie insupportable dans les Territoires occupés et forcer autant de Palestiniens que possible à fuir de désespoir.
Il n’empêche. Les extrémistes juifs n’ont plus confiance en lui. Alors qu’il a passé sa vie à construire des colonies, il veut aujourd’hui en supprimer quelques-unes. C’est une ligne rouge que les fanatiques veulent l’empêcher de franchir. Ils craignent que, s’il réussissait à le faire, cela ne crée un précédent qui pourrait, avec le temps, ruiner toute l’entreprise d’un Grand Israël. C’est pourquoi la vie de Sharon est en danger, menacée par des assassins d’extrême droite. C’est pourquoi un dirigeant de gauche comme Yossi Beilin est prêt à lui accorder le bénéfice du doute.

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