Islam constat accablant

L’universitaire tunisien Hamadi Redissi tente d’expliquer la stagnation du monde musulman. Une analyse admirable d’érudition et de courage.

Publié le 2 août 2004 Lecture : 6 minutes.

D’abord ce bilan lourd de conséquences : alors que la plupart des nations du monde, y compris celles d’Asie, d’Amérique latine, d’Europe de l’Est et de certaines régions d’Afrique, ont globalement réussi leur entrée dans la modernité démocratique, parfois au prix de subtils arrangements avec les traditions de leurs ancêtres, aucun pays arabe ne figure parmi les 120 États démocratiques recensés par Freedom House, un think-tank libéral américain. De même qu’aucun pays arabe n’est inscrit sur la liste des États respectant la liberté de la presse établie par Amnesty International et Reporters sans frontières.
En fait, tous ces pays sont soumis à des régimes plus ou moins autoritaires. Huit d’entre eux sont des monarchies gouvernées par des familles d’origine tribale. Les autres sont des républiques qui n’ont de la res publica que le nom, puisqu’elles remplacent souvent la famille par la tribu, la tribu par la région, la région par l’armée ou l’armée par le parti unique. « Dans l’ensemble, les pays arabes sont soit franchement autoritaires, soit piétinent dans ce qu’on a appelé une pseudo-démocratie, une  »démocratie à éclipse » ou une  »transition immobile » », écrit Hamadi Redissi, professeur à l’université de Tunis, dans L’Exception islamique, son second essai après Les Politiques en islam : le prophète, le roi et le savant (L’Harmattan, 1998).
Le constat de départ, l’auteur l’étend, à quelques nuances près, à tous les pays musulmans non arabes. En effet, la Turquie est une quasi-démocratie surveillée par l’armée. L’Iran est une « mollarchie » où la compétition politique est réservée aux membres du clergé chiite. Le Pakistan et le Bangladesh hésitent entre pseudo-démocratie et vraie dictature militaire. Quant à la Malaisie et à l’Indonésie, nations émergentes d’Asie du Sud-Est, elles sont souvent dirigées par des « caudillos arrogants ». Malgré la diversité des expériences historiques, aucun pays arabe et/ou islamique n’est donc arrivé « à faire de la démocratie un régime politique stable et ininterrompu ». Pourquoi ?
L’islam, dit-on souvent, n’est pas incompatible avec la démocratie dont il partage les grands principes (égalité, justice…). Mais que serait donc une démocratie « islamique » qui « concède le droit de vote, mais applique la charia, réprime volontiers les radicaux et les laïcs, limite les droits des femmes et maltraite les minorités ? » s’interroge Redissi. Et si l’islam était, en réalité, rétif à la démocratie, à la liberté individuelle et à la séparation de la politique et de la religion ou, tout au moins, à la libération de l’une de l’emprise de l’autre ? Les penseurs musulmans, on le sait, ont rencontré la démocratie grecque, à travers les traductions d’Aristote et de Platon, dès le IXe siècle, mais ils n’en ont finalement rien gardé, voire l’ont totalement rejetée. Le fait que tous les pays islamiques, sans exception, aient adopté le capitalisme, mais en le délestant de ses corollaires – les droits de l’homme et la démocratie -, est significatif à cet égard. D’ailleurs, ces mêmes pays exigent aujourd’hui de la communauté internationale qu’elle « remplisse à leur égard l’ensemble de ses devoirs, du respect de la souveraineté à l’assistance financière, tandis qu’eux-mêmes ne respectent guère, à l’intérieur de leurs frontières et vis-à-vis de leur population, le standard international des devoirs légaux, moraux et humanitaires qui relèvent de leur responsabilité ».
N’ayant pas réussi à inventer, à l’instar des autres religions, comme le bouddhisme ou l’hindouisme, une forme de coexistence entre la tradition et la modernité, ne sacrifiant ni l’une ni l’autre, l’islam cherche encore « à se moderniser sans s’occidentaliser, s’occidentaliser sans s’acculturer et s’acculturer sans se démocratiser ». Conséquence : s’estimant « en conflit permanent avec l’Occident, dont il jalouse la gloire impériale, conteste les valeurs cosmopolites et minimise la civilisation planétaire qu’il a initiée », l’islam est l’unique système religieux qui « rejette la différence quand il ne peut la digérer dans les pays où il domine » et « réclame des droits collectifs dans les pays où, minoritaire, il a du mal à s’intégrer ».
Pourquoi ? Peut-on parler, à propos de tout cela, d’une « exception islamique », qui serait à l’oeuvre dans l’ordre moral des talibans en Afghanistan comme dans le débat sur le foulard islamique dans l’école laïque en France ? Quelles sont les racines de cette « exception », sa genèse et son évolution ? Peut-on moderniser la société islamique sans heurter de front ce legs contraignant ? Que faire pour libérer les musulmans du conservatisme islamique ? Bref, peut-on libérer l’islam de son « exception » même pour le projeter dans une modernité normalisée, forcément formatée par l’Occident ?
La réponse à toutes ces questions exige plus qu’un simple « examen de conscience » : une analyse des fondements théologiques, idéologiques, culturels, sociaux, économiques et politiques de l’« exception islamique ». C’est, on l’a compris, l’objet de cet essai sur la stagnation de l’islam, une civilisation qui s’exclut par l’identité, s’accommode des tyrans et « fournit périodiquement […]des contingents entiers de gens impatients de rejoindre le paradis ».
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 revendiqués par un groupe de fondamentalistes musulmans, des voix se sont élevées à travers le monde pour proclamer que l’islam est d’autant plus étranger à un acte aussi abominable qu’il est une religion de tolérance, de modération et de paix. La terreur qui a explosé ce jour-là à la face du monde a ainsi été imputée à une lecture hérétique du Coran, commise par des apprentis exégètes, des néofondamentalistes, des islamo-djihadistes, des thanatocrates et des terroristes du troisième type. Or, précise Redissi, cette thèse de « l’islam contre l’islam » (islam tolérant contre islam belliqueux, islam libéral contre islam conservateur, islam tranquille contre islam intégriste) « n’apaise l’esprit inquiet qu’au prix d’une automutilation : en se délestant de la part maudite de l’islam », c’est-à-dire son rejet de la différence, sa culture guerrière et sa propension à fondre le politique dans le religieux, et vice versa.
L’auteur, qui refuse de sublimer la religion de Mohammed et de la dédouaner à moindres frais, n’hésite pas à se demander si les terroristes de New York, Madrid, Bali, Istanbul ou Riyad n’étaient pas les fils naturels et légitimes de l’islam, du moins de la culture islamique, qui n’a pas su prendre ses distances avec son origine et encore moins la digérer. Tant il est vrai que la violence étant souvent légitimée par la foi, la ligne de démarcation entre islam, fondamentalisme et terrorisme est aussi difficile à tracer aujourd’hui qu’elle le fut aux premiers temps de l’islam.
Ainsi, Dieu dit-Il au Prophète, après lui avoir enjoint de rompre la trêve conclue avec les infidèles de La Mecque : « Après que les mois se seront écoulés, tuez les polythéistes partout où vous les trouverez, capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades » (Coran, IX). Il est arrivé aussi à Dieu de détailler les massacres : « Frappez sur les cous ; frappez-les tous aux jointures » (Coran, VIII). Dieu éprouvant ainsi le croyant par le truchement du guerrier, Khaled Ibn al-Walid, surnommé « l’épée de Dieu », n’hésita pas à brûler un groupe d’hommes opposés à la nouvelle religion, et Abou Bakr, compagnon du Prophète, immola par le feu un apostat nommé Al-Fujâa. Au lendemain de son entrée triomphale à La Mecque, le Prophète lui-même ordonna de tuer plusieurs personnes.
Certes, le passé est le passé, et les Arabes et/ou les musulmans ne sont pas plus sanguinaires que les autres peuples. Mais lorsque le porte-parole d’el-Qaïda Souleiman Abou al-Ghaith déclare, dans un message diffusé sur Al-Jazira, le 10 octobre 2001 : « Des milliers de jeunes de notre oumma [« nation »] veulent autant mourir que les Américains veulent vivre », paraphrasant ainsi Khaled Ibn al-Walid, qui avait lancé, quinze siècles plus tôt, à l’adresse des chrétiens d’Orient : « Par Allah, j’arrive vers vous avec des gens plus avides de la mort que vous ne l’êtes de la vie », on est en droit de s’interroger sur cette manie qu’ont les fondamentalistes musulmans de chercher toujours à expliquer le présent par le passé.
À travers de constants allers et retours entre un passé vaguement glorieux et un présent en mal de gloire, l’auteur nous présente un islam tour à tour frileux, quiétiste et agressif, plus porté sur le djihad (« guerre sainte ») que sur l’ijtihad (« effort de raisonnement »), parfois dominateur, souvent dominé, mais toujours inconsolable, qui refuse de lever l’hypothèque théologique ou d’assumer une rationalité positive, nourrissant sans cesse le fondamentalisme et s’en nourrissant lui-même en retour. La démonstration, ardue pour des non-spécialistes, est admirable d’érudition, de lucidité et de courage.

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