Nigeria : sur les traces de Fela
Dix ans après sa mort, le père de l’afrobeat reste le symbole de la contestation. Retour sur une aventure musicale hors du commun.
Fela est vivant. Au Nigeria – et même bien au-delà -, le fondateur de l’afrobeat a laissé une trace indélébile. Dix ans après sa mort, stations de radio et salles de concerts du monde entier jouent encore les standards de l’icône nigériane. Notamment grâce à Femi et Seun Kuti, deux de ses fils, eux aussi musiciens internationalement connus, qui s’attachent à faire revivre l’uvre de leur père.
Pourtant, rien au départ ne prédestinait Hildegart Ransome, né en 1938 à Lagos, à devenir l’idole de plusieurs générations de mélomanes. Fils d’un pasteur protestant et d’une mère politicienne, tendance nationaliste, le jeune homme se destine à devenir médecin, comme ses deux frères et sa sur.
En 1958, alors que ses parents l’envoient à Londres poursuivre ses études, il change de direction et s’inscrit à la Trinity School of Music, célèbre école de musique britannique, où il découvre le jazz.
Très vite, il monte, avec des compatriotes nigérians et antillais, Koola Lobitos, un groupe qui compose des morceaux aux textes légers accompagnés d’une musique métissée, mélange de jazz et de high-life, musique populaire ghanéenne. À cette même époque, il rencontre Remi, une étudiante nigériane, avec qui il se marie et a trois enfants.
En quête de nouveaux horizons musicaux, il s’envole, en 1969, pour Los Angeles. Là-bas, l’idée de retour aux origines prônée par les Africains-Américains séduit le Nigérian qui prend alors le nom de Fela Ransome-Kuti, un patronyme d’origine yorouba. Et rebaptise son groupe Africa 70.
C’est aux États-Unis également que le musicien se forge une identité musicale. Il crée l’afrobeat, mélange de musique traditionnelle yorouba pour la partie rythmique et de mélodies de cuivres inspirées du jazz, de ju-ju, de high-life et de funk.
Quant à sa conscience politique, elle se développe au contact de Sandra Isodore, une Américaine proche du mouvement des Black Panthers, qui lui fait découvrir les textes de Malcolm X ou les théories panafricanistes du Ghanéen Kwame Nkrumah.
De retour au pays, le groupe connaît un succès immédiat. Fela ouvre le Shrine, club mythique de Lagos et lieu d’expression privilégié des musiciens d’Africa 70. Si, au début, le chanteur ne développe que des thèmes tournant autour du panafricanisme, il radicalise très vite son discours. Ses chansons, écrites en anglais, critiquent vivement les dirigeants du pays, les régimes militaires ou les multinationales accusées de piller les ressources du continent.
Fort de sa popularité et appuyé par un public qui boit ses paroles, Fela érige, en 1974, une barricade autour de sa maison afin d’y fonder un État indépendant. La République de Kalakuta est née. Mais les autorités ne voient pas cela d’un très bon œil. À maintes reprises, le célèbre chanteur est arrêté, emprisonné et passé à tabac. Mais il poursuit son combat.
Il se convertit à l’animisme pour renouer avec les traditions ancestrales de l’Afrique et encourage son public à faire de même. Il change une nouvelle fois son nom. Et se fait appeler Anikulapo-Kuti, « celui qui a la mort dans sa poche et que l’homme ne peut tuer ». Sa notoriété s’en trouve accrue, ses disques se vendent par millions dans le monde entier.
Parallèlement, la communauté de Kalakuta augmente considérablement. Philosophes, artistes et jeunes désœuvrés viennent trouver refuge dans cet « État » où rien n’est interdit et où l’on partage tout. Les discours politiques y sont déclamés sous forme de chansons pouvant mener, après de longues envolées de cuivres et de percussions, jusqu’à la transe.
En 1977, à l’occasion du Festival des arts noirs et de la culture organisé à Lagos, Fela chante « Zombie », véritable pamphlet antimilitariste. La riposte est immédiate. Sur ordre du général Olusegun Obasanjo, l’armée investit la République de Kalakuta, brûle la maison, moleste les occupants. Durant les représailles, sa mère, 82 ans, trouve la mort.
Un an plus tard, Fela célèbre la « chute » de la République de Kalakuta en prenant vingt-sept femmes pour épouses, essentiellement des danseuses ou des chanteuses de son groupe. Toujours dans le but avoué de revenir aux traditions ancestrales.
En 1979, il se présente à l’élection présidentielle du Nigeria. Mais sa candidature est refusée, son parti, Movement of People (MOP), n’étant pas reconnu juridiquement. Il tente à nouveau l’expérience quatre ans plus tard, mais les multiples arrestations dont il fait l’objet l’empêchent de mener campagne.
En 1984, alors qu’il part pour une tournée aux États-Unis, Fela est condamné à cinq ans de prison pour exportation illégale de devises. Le nouveau régime du général Ibrahim Babangida permet sa libération au bout de vingt mois.
Entre-temps, son fils Femi, né de son union avec Remi, prend les rênes du groupe composé de quelque quatre-vingts membres et rebaptisé Egypt 80. À la fin des années 1980, Fela se fait plus discret. La fièvre contestataire qui le rongeait auparavant a fait place à un mal bien plus profond : le sida. Il meurt le 2 août 1997.
Ironie du sort, le gouvernement décrète quatre jours de deuil national pendant lesquels ses adversaires de toujours lui rendent de vibrants hommages. Dix jours plus tard, des millions de Nigérians participent à ses obsèques.
Aujourd’hui, deux de ses fils ont repris le flambeau. Femi Kuti, 40 ans, est devenu le nouveau roi de l’afrobeat. Mais le temps des longues tirades et des interminables envolées instrumentales est révolu. Plus courtes, plus concises, ses compositions se veulent néanmoins tout aussi radicales. Et passent plus facilement sur les ondes des radios occidentales. Un an après la destruction du Shrine en 1999, le brillant saxophoniste monte l’Africa Shrine à Lagos, centre social le jour, salle de concerts la nuit.
Seun Kuti, 22 ans, se consacre, quant à lui, essentiellement à perpétuer la musique de son père. Fils d’une des danseuses et choristes d’Egypt 80, le benjamin de la famille se déclare héritier légitime de la musique de Fela, au grand dam de son demi-frère.
L’étonnant mimétisme avec son père fait l’unanimité auprès du grand public et cela depuis l’âge de 9 ans, âge auquel il intégra le groupe en tant que choriste, chanteur et saxophoniste. Seun bénéficia très tôt des conseils paternels, alors « préretraité ».
Aujourd’hui, chef d’un orchestre composé exclusivement de membres originaux du groupe – dont sa mère -, il reprend les compositions du père de l’afrobeat, auxquelles il a ajouté une touche de rap. Comme Fela qui instilla, il y a maintenant quarante ans, du jazz et du funk dans la musique traditionnelle africaine.
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