Pierre Fakhoury
C’est dans un haut lieu de la gastronomie française, chez Alain Ducasse au Plaza Athénée, que notre invité a donné rendez-vous à Marwane Ben Yahmed. Enfance au Liban, sortie de crise en Côte d’Ivoire, Nicolas Sarkozy Le célèbre architecte ivoirien se met
« Allô, lui-même » L’architecte Pierre Fakhoury a une drôle de façon de répondre au téléphone. Ce petit moment de surprise passé, rendez-vous est pris pour dîner, dans un des hauts lieux de la gastronomie française. Alain Ducasse, le Plaza Athénée, à Paris : le principe de cette rencontre veut que ce soit Jeune Afrique qui invite et que son hôte choisisse le restaurant. Tant mieux
Pour une fois, je suis à l’heure. J’arrive le premier et m’installe à une table, un peu à l’écart, près d’une longue baie vitrée qui donne sur une terrasse encore ensoleillée. La salle est superbe : lustres de cristal, dorures, cadre épuré, cinq à six mètres de hauteur sous plafond. Une armada de serveurs se presse autour des clients, la plupart étrangers. Quelques jolies femmes, des hommes d’affaires, de riches touristes américains, russes ou japonais entament leur repas. En attendant mon invité, on me sert une coupe de champagne. Dur métier que celui de journaliste
Un petit air d’Albert Einstein
Enfin, Pierre Fakhoury arrive, en complet bleu marine. Il scrute la salle, m’aperçoit et se fraie un chemin entre les tables pour me rejoindre. Ses longs cheveux grisonnants en bataille et son regard pétillant souligné par des lunettes rondes cerclées de métal lui donnent des airs d’Albert Einstein. Il s’installe en face de moi. Aussitôt, le directeur Denis Courtiade le reconnaît, vient le saluer. Puis c’est au tour d’un serveur, du sommelier : il est connu ici comme le loup blanc.
Pierre Fakhoury est un personnage à part. C’est l’un des architectes africains les plus réputés. La basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro, commandée par Houphouët-Boigny, dont il fut très proche, c’est lui. Le projet pharaonique de la nouvelle capitale ivoirienne, toujours à Yamoussoukro, c’est encore lui. Sans parler du mémorial Houphouët-Boigny ou du palais du bord de mer du président gabonais Omar Bongo Ondimba, à Libreville. En Côte d’Ivoire, il connaît tout le monde : Laurent Gbagbo – qui, malgré sa farouche opposition à l’époque où Houphouët avait décidé de faire de sa ville natale la nouvelle capitale de Côte d’Ivoire, lui a donné son accord pour faire aboutir ce projet de toute une vie (voir notre « Plus » consacré à la future Yamoussoukro, publié dans J.A. n° 2369) – mais aussi Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié, Guillaume Soro et bien d’autres. Pourtant, Pierre Fakhoury se fait discret. Tapez son nom sur Internet et vous ne découvrirez pas grand-chose. Quelques articles sur son uvre, des déclarations sur Yamoussoukro, mais, sur lui, sa vie, rien. Pas une ligne.
Pigeonneau, vacherin et pomerol
Ce dîner est donc l’occasion de découvrir une personnalité dont tous ceux qui s’intéressent de près au continent africain ont entendu parler, mais que peu connaissent véritablement. Je me lance donc à la découverte du personnage. Par confort, et pour profiter de ce succulent repas, je branche deux magnétophones. On n’est jamais trop prudent. Passé l’étonnement et la suspicion, Pierre Fakhoury se laisse aller. Mais auparavant, il nous faut passer commande. Son choix : légumes et fruits cuits/crus, marmelade de tomates à la truffe en entrée, pigeonneau poudré au thé fumé, navets en aigre-doux ensuite. Enfin, le dessert : un vacherin « contemporain », mangue, passion, citron et vanille. Le tout accompagné d’un délicieux pomerol, un Château-Montviel 1998.
Fakhoury est né le 21 août 1943, à Dabou, dans le sud de la Côte d’Ivoire. Ses parents sont libanais. Le père, de confession catholique grecque, et la mère, maronite, ont débarqué dans le pays en 1935, comme nombre de leurs compatriotes attirés par cette partie du continent à cette époque. Des parents commerçants et plutôt prospères, deux frères – aujourd’hui décédés – et deux surs, une éducation « à la dure » : sa jeunesse est heureuse mais difficile. Et pour cause : il suit toute sa scolarité au Liban, en pension dans une école catholique. Ses parents, il ne les voit que l’été. Dès son plus jeune âge, il fait montre de vraies qualités de dessinateur et se fait une petite réputation au sein de l’établissement scolaire en croquant les bâtiments du collège. « Tout le monde me disait que je serais architecte », explique-t-il. L’image lui colle à la peau, il y croit dur comme fer. Il a 9 ans quand sa mère le rejoint un été, au Liban. C’est son chouchou. Alors qu’elle s’apprête à rejoindre Abidjan, une scène insolite se déroule devant le portail du collège. « Promets-moi de désobéir à ton père et d’être architecte », lui demande-t-elle devant ses frères et surs. Il accepte, sans vraiment comprendre, mais tient à préciser : « Je suis déjà architecte ! » C’est la dernière fois qu’il verra sa mère, qui décédera quatre ans plus tard. Son père décide alors de rapatrier toute la famille en Côte d’Ivoire. Comme promis, Fakhoury refuse. « Je suis resté au Liban jusqu’à mon bac, sans argent, sans jamais partir en vacances », se souvient-il. Et il réussit le tour de force de convaincre la direction de l’établissement catholique de le garder, même si son père refuse de régler la facture.
Dans le fumoir du Plaza
Vers 1965, il rejoint la Belgique pour poursuivre ses études d’architecte. Il y rencontre son épouse, avec qui il vit toujours et dont il reste éperdument amoureux. Ils auront trois enfants : deux filles (34 et 31 ans) et un garçon (23 ans). C’est en 1975, à 32 ans, qu’il s’installe enfin à son compte. Son premier gros chèque encaissé, il paie immédiatement ses dettes en réglant la note du collège. « Je leur ai envoyé l’argent avec un petit mot : Pour que vous fassiez avec d’autres ce que vous avez fait avec moi. »
Pierre Fakhoury se sent « 100 % ivoirien ». Son regard sur la lente descente aux enfers qu’a connue le pays depuis la disparition d’Houphouët ? « Un énorme gâchis », analyse-t-il. Avant de préciser : « Houphouët a laissé des dossiers lourds, qui ont été mal gérés par la suite. Dont l’intégration des populations venues du Nord. Après, le concept d’ivoirité a vu le jour Mais je ne pense pas que tout ait été calculé. Il y a, selon moi, une grande part d’aveuglement et d’inconscience. » Croit-il au processus de paix aujourd’hui relancé ? « Ce processus ne s’arrêtera pas », affirme-t-il.
D’un geste mécanique, il fait tourner le pomerol à l’intérieur du cristal, avant de le porter à ses lèvres. « La reconstruction est en marche, poursuit-t-il. Il y aura, certes, des blocages, des retards et des tensions. Cela prendra du temps, mais nous y arriverons. Les élections auront lieu au plus tard à la fin du premier semestre 2008. » Les élections, justement. Quels candidats s’affronteront au second tour ? Pierre Fakhoury me toise, amusé. Puis soupire : « Ah, les journalistes » J’insiste. Il finit par céder : « Gbagbo et Bédié, à mon avis. »
Le dîner touche à sa fin. L’envie d’une cigarette me taraude depuis le milieu du repas. Mais le tabac est banni de ce temple de la gastronomie parisienne. Fakhoury vient à mon secours en me proposant d’aller déguster un café et un bon cigare dans un des couloirs du Plaza. Nous nous installons dans un coin calme. Derrière nous, un groupe de (riches) Russes devise bruyamment. De jeunes hommes d’affaires – la trentaine, au maximum – accompagnés de fort jolies femmes, court vêtues. Ils commandent deux bouteilles de champagne rosé. Ils n’y toucheront quasiment pas et quittent leur table précipitamment.
Pierre Fakhoury adore la France, où il séjourne régulièrement. L’actualité politique m’impose de lui poser quelques questions. Ce qu’il pense de Sarkozy, par exemple. « Il a fait la meilleure campagne », explique-t-il, avant de préciser que « cela ne signifie pas qu’il fera un meilleur président ». La situation actuelle, qui voit le chef de l’État contrôler tous les leviers du pouvoir, l’inquiète-t-elle ? « Pas du tout. Au contraire, c’est une chance pour la France, toutes les conditions sont réunies pour réformer le pays. Il était temps, la France n’avait pas connu pareil élan depuis 1981 » Et lui, au fait, est-il de droite, de gauche ? « J’ai tout d’un homme de droite : je recherche le travail et le profit. Mais il m’arrive de regarder à gauche », glisse-t-il dans un clin d’il. Que pense-t-il de Ségolène Royal ? « Elle a voulu le partage, l’égalité, la justice sans expliquer aux Français comment, avant, gagner sa vie. »
La basilique de Yamoussoukro, c’est lui
Si Pierre Fakhoury se sent avant tout ivoirien, du sang libanais coule tout de même dans ses veines. Quel lien entretient-il avec ce pays, lui aussi en proie à une grave crise ? « C’est aussi mon pays, je l’aime. Mais il est miné par les divisions depuis un siècle et n’est plus indépendant. Sa paix ne peut dépendre que de celle en Palestine. » Hassan Nasrallah ? « C’est un chef, un vrai. Il a Israël en face de lui, avec tout ce que cela sous-entend de puissance et de soutiens. Si je le pouvais, je prendrais les armes avec lui. Vous ne pouvez pas imaginer la cause qu’il défend », conclut-il.
« Afro-optimiste »
Et l’Afrique dans tout ça ? Quel regard jette ce grand connaisseur du continent sur son évolution ? Fait-il partie de ces « afro-pessimistes » qui ont trop bourlingué pour ne pas être désespérés par les conflits, les atteintes à la démocratie, la corruption ? « Pas du tout. Je trouve au contraire que les choses avancent dans le bon sens. Regardez ce qui s’est passé en Mauritanie. Partout ou presque, les régimes militaires sont en recul et la démocratie avance, même à un rythme lent. En tout cas, l’Afrique avance plus vite que le monde arabe »
Il est près d’une heure du matin. Le bar du Plaza ne désemplit pas. Des Russes, toujours, mais aussi des clients moyen-orientaux bien moins « sages » que dans leurs pays. Et, à une table, deux escort-girls visiblement slaves attendent le riche chaland, patiemment. Je ne savais même pas que cela pouvait exister dans un hôtel de ce standing, à Paris
Il est temps de nous quitter. Pierre Fakhoury, qui adore « flâner dans les rues des grandes villes et y observer les gens, la vie », hésite à rentrer chez lui à pied. Avant de nous séparer, ce mordu d’art contemporain me recommande d’aller voir au Grand Palais l’exposition des uvres d’Anselm Kieffer. Promis, j’irai. En grimpant dans son taxi – le pomerol aura finalement eu raison de ses velléités « pédestres » -, je lui glisse une dernière question : « Votre rêve le plus fou ? » Alors que le chauffeur s’impatiente, il me répond, le sourire aux lèvres : « Croire aux autres ! » Décidément, Pierre Fakhoury est un bien mystérieux personnage.
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