Lagos : le meilleur et le pire
Malgré les bidonvilles, l’insécurité et les embouteillages, la deuxième ville la plus peuplée d’Afrique attire toujours plus de monde.
Jaune des taxis agglutinés au feu rouge, orange criard de la coiffe d’une femme endimanchée qui se faufile entre les voitures, couleurs passées des enfilades de parasols au-dessus des échoppes de fortune, gris des treize kilomètres de béton du Third Mainland Bridge, le pont le plus long d’Afrique, noir des pirogues qu’il enjambe, aubes blanches des fidèles de l’Église céleste du Christ s’avançant, les pieds nus, vers la plage, marron du bidonville d’Ajegunle et de ses venelles boueuses : à Lagos, le spectacle de la vie quotidienne s’observe depuis l’arrière d’une voiture, dans le tohu-bohu moite des embouteillages. « On ne connaît pas Lagos si on ne connaît pas les go-slow [les bouchons] », s’amuse un vieil habitant. Anonymes ou Big men (hommes d’affaires), les quinze millions d’âmes que compte la capitale économique du Nigeria, la ville la plus peuplée du continent après Le Caire, vivent au rythme de sa circulation, passant quatre, cinq, parfois six heures par jour à se déplacer. En voiture climatisée avec chauffeur pour les plus chanceux, dans un minibus à la peinture écaillée, toujours bondé, à moto ou à pied pour la plupart. Attirés par les mirages de la mégacity ouest-africaine, dont l’essentiel de la population vit de l’économie informelle, des dizaines de milliers de nouveaux venus, du Nigeria et des pays de la sous-région, font grossir le « monstre » chaque année. Aujourd’hui, ses excroissances, alternances de taudis croulants, d’immeubles luxueux, de terrains vagues couverts d’ordures, empiètent même sur l’État d’Ogun, au nord de celui de Lagos (l’ancienne capitale du Nigeria est à la fois une ville et un État). Mais les transports en commun ne suivent pas la cadence. Encore moins les projets dormants agités à la veille des échéances électorales : un métro aérien, un quatrième pont entre la terre ferme et les deux îles, Victoria et Lagos Islands, où les majors pétrolières et les plus fortunés ont élu domicile.
En attendant l’amélioration promise par Tunde Fashola, le gouverneur élu le 14 avril sous la bannière de l’Action Congress, parti de l’opposition, les Lagosians se débrouillent en se répétant leur phrase favorite : « Le Nigeria, c’est comme ça. » Même mélange de fatalisme et d’indifférence devant le problème de l’insécurité, dont leur ville dispute la palme africaine à Johannesburg. On en parle peu et on fait avec. Et pourtant Avant de s’aventurer dans les nuits de la ville, les conducteurs s’assurent que leur véhicule ne tombera pas en panne. Ils redoutent les area boys, ces bandes de jeunes souvent armés à l’affût d’un automobiliste à détrousser. Leurs méthodes sont élémentaires : ils cassent une vitre, menacent leur victime et s’en tirent parfois avec une centaine de nairas, un téléphone portable, une carte de crédit, voire la voiture.
Durant les scrutins d’avril dernier, les politiciens de l’opposition comme du parti au pouvoir ont, fidèles à leurs habitudes, payé ces mercenaires pour menacer, parfois de mort, les électeurs tentés de donner leur voix à leurs adversaires. « Les area boys sont le poison de Lagos, peste Davidson Iriekpen, journaliste spécialisé dans les affaires policières au quotidien national This Day. La police ne peut rien face à eux, elle ne riposte pas par peur des représailles, poursuit-il. Parfois même, elle récolte une partie du butin. » Le phénomène area boy, dont le statut garantit une certaine impunité et quelques revenus, s’est amplifié au milieu des années 1980, à la faveur de la crise économique et de la gestion anarchique des régimes militaires. « Autrefois, ils sévissaient dans les quartiers pauvres comme Oshodi, Mushin ou Ojuelegba, raconte Davidson Iriekpen. Mais aujourd’hui, ils sont partout, même à Victoria Island. » Nul ne sait combien ils sont exactement. Pour la plupart pères de famille et illettrés, ces gros durs, fumeurs de marijuana, vivent du système D. Ils s’improvisent gardiens de parking, prélèvent des impôts qu’ils ont eux-mêmes fixés, extorquent les chauffeurs de bus ou vendent leur camelote en tout genre – ordinateurs portables, cartes de téléphone, planches à repasser – aux automobilistes coincés dans les embouteillages. « Personne ne s’est jamais occupé d’eux, s’énerve le journaliste. Aujourd’hui, deux mois après les élections, les politiciens promettent de faire quelque chose, mais ce sont les mêmes qui les utilisent ! » La solution ? Pour Davidson Iriekpen, elle est simple : oublier la politique, sévir et mettre tout le monde au travail. Le gouverneur, lui, a créé, le 12 juin, un comité de sécurité – dirigé par un ancien inspecteur de police – censé punir.
Lagos, la métropole du pire L’anathème exaspère David, chercheur en sciences politiques. Pourtant, cet Ibo est natif d’Ajegunle, un bidonville de plus d’un million d’habitants qui a poussé au bord d’une large route à proximité du port d’Apapa. Ajegunle est le taudis le plus ancien et le plus stigmatisé de la métropole. « Impossible de trouver un travail quand vous êtes originaire d’ici, vous n’êtes pas fréquentable », raconte l’universitaire en se promenant dans le quartier de son enfance, avant de héler une vieille voisine sous un parapluie. « Mais cet endroit a donné de grands noms au Nigeria », enchaîne-t-il. Dans son inventaire se succèdent écrivains, footballeurs, entraîneurs, musiciens, rappeurs Et de résumer : « En fait, Lagos produit le pire et le meilleur. »
Comme pour ne retenir que le meilleur, les autorités ont imposé que les plaques d’immatriculation de la ville affichent cette devise : « Lagos, centre of excellence ». « C’est vrai, assure David. À Lagos, il y a l’université fédérale, la plus reconnue du pays et parmi les plus célèbres en Afrique, les sièges des grandes banques, le pouvoir économique, les plus beaux vestiges de l’architecture coloniale, un foisonnement créatif, les plus grands artistes. » Les silhouettes de Victoria et de Lagos Islands, forêts denses de tours flanquées de panneaux lumineux, l’enchevêtrement des routes bétonnées et des ponts, l’immense stade fédéral, le théâtre ovale, le gigantisme du port cachent les stigmates du sous-développement. De loin, la deuxième ville la plus peuplée du continent a des airs de grande ville américaine Des États-Unis où elle émigre pour faire carrière, l’élite nigériane a d’ailleurs rapporté quelques habitudes. Le week-end, elle se ravitaille et traîne dans les malls, ces immenses complexes commerciaux où les consommateurs passent la journée. Le plus important du Nigeria, ouvert il y a un an par la chaîne sud-africaine Shoprite, se trouve à Lagos. De nuit comme de jour, les fast-foods, qui servent à la fois frites, hamburgers, ignames et escargots de Port-Harcourt, sont des endroits branchés. Et coûteux. Comme les clubs d’Ikeja, où, moyennant 2 000 à 3 000 nairas (12 à 18 euros), on dîne en regardant des clips et du football à la télévision, en écoutant un rap assourdissant ou en scrutant le défilé des clients qui rivalisent d’élégance. Moins dorée, plus débraillée, une autre jeunesse se retrouve pendant ce temps au Shrine, dans le même quartier d’Ikeja. Au temple de l’afrobeat, vaste hangar ouvert aux vents et à tous, de jour comme de nuit, l’esprit de son mythique fondateur, Fela Kuti, mort du sida en 1997, flotte encore (voir pp. 68-69). Que ce soit dans ses portraits grandeur nature, dans les concerts de son fils, Femi, dans cette devise placardée à l’entrée, « le secret de la vie est de ne pas avoir peur », dans les discussions de ses disciples scotchés au petit écran, jouant au ping-pong ou se remettant, couchés sur une table, d’un joint de marijuana. Eux aussi, constituent un morceau de la mosaïque de Lagos, micro-Nigeria qui se retrouve, chaque jour, dans le nud des embouteillages.
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