Roumis, kafirs et autres mécréants

Avant de décéder le 10 mai dernier, le linguiste tunisien Majid El Houssi venait de publier un ouvrage. Voyage passionnant au coeur des mots de la langue arabe servant à désigner l’Autre.

Publié le 2 juin 2008 Lecture : 3 minutes.

On sait, grâce aux travaux des linguistes, qu’il n’est pas de plus grands voyageurs que les mots. Le français, par exemple, a, au fil des siècles, emprunté une grande partie de son vocabulaire aux langues avec lesquelles il était en contact. Parmi ses gros « fournisseurs » traditionnels, l’italien, l’espagnol, les langues germaniques et scandinaves – l’anglais viendra plus tard -, mais aussi l’arabe et, à travers lui, souvent, le turc, le persan.
Certains de ces mots voyageurs connaissent des aventures exceptionnelles. C’est le cas de trois termes arabes, entrés dans la langue française, servant à désigner les Européens (non musulmans) : roumi, kafir et gaouri. Le linguiste tunisien Majid El Houssi, ancien professeur à l’université Ca’Foscari de Venise, décédé le 10 mai dernier à l’âge de 66 ans (voir J.A. n° 2471), a entrepris d’en raconter l’histoire dans un petit livre passionnant.
Roumi, pourrait-on penser, vient de Romain, par assimilation entre les colonisateurs européens des XIXe et XXe siècles avec ceux du début de l’ère chrétienne. Ce n’est pas si simple. Les Maghrébins en ont hérité au terme d’un cheminement complexe. L’arabe rumi est dérivé de rum, qui désigne au départ les Grecs, considérés dans la tradition biblique comme les descendants d’Esaü (Edom pour les Hébreux), lui-même fils du prophète Isaac. Les populations de langue syriaque nommèrent ensuite rhomaye ou romaye les Byzantins. Le terme revient à plusieurs reprises dans le Coran sous la forme d’al-Rum, pour évoquer ­également les habitants de Byzance. Les Anatoliens le reprirent à leur compte, s’appliquant à eux-mêmes l’expression Saldjukian-i-Rum.
Il franchit aussi la Méditerranée. On le retrouve en Andalousie, en Italie, en France, où il semble avoir été acclimaté dès le milieu du XIIe siècle sous la forme romi, parfois synonyme de pèlerin.
Chez les Arabes, le sens n’était pas toujours péjoratif ; il le deviendra systématiquement avec le choc colonial du XIXe siècle. En Algérie, en particulier, roumi signifie « envahisseur chrétien et/ou européen ».
Kafir a connu une évolution comparable. Tiré du verbe arabe kafara, il s’applique à l’origine au semeur, celui qui couvre la graine avec la terre. D’où l’idée de voile, de dissimulation. De là, on passe à la notion d’ingratitude, puis à celle de dénégation du message de Mohammed. Les kafaru sont les mécréants. Mais les personnes visées sont des musulmans en délicatesse avec leur propre confession et non les adeptes des autres religions du Livre, les Ahl al-Kitab, qu’ils soient juifs, chrétiens voire sabéens ou zoroastriens. Traduire kafir par « infidèle » est donc une erreur. Cela n’a pas empêché le mot d’être utilisé dans ce sens pour disqualifier l’autre.

Dérives sémantiques
D’usage courant au Maghreb, surtout en Tunisie, gaouri désigne l’Occidental, l’Européen, le chrétien, parfois le mécréant. Arrivé en Afrique du Nord au moment de la domination ottomane, le terme vient du turc gavur, emprunté lui-même au persan gabr, qui désignait spécifiquement les gens qui continuaient à suivre la religion de Zoroastre. Et voilà qu’aujourd’hui, ayant franchi allègrement les siècles et les continents, il fait florès dans les banlieues françaises (comme roumi et kafir, au demeurant), où les Beurs l’utilisent pour railler les « Blancs », les Français de souche.
Par le jeu de dérives sémantiques qu’explique une histoire lourde de conflits et d’incompréhensions, des vocables ont ainsi acquis des valeurs qui n’existaient pas dans leur langue d’origine. Ainsi va la vie des mots.

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