Le tournant Bemba

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Publié le 2 juin 2008 Lecture : 5 minutes.

Le secret ayant été très bien gardé, tout le monde a été surpris, mais le plus surpris de tous – désagréablement, j’imagine – aura été Jean-Pierre Bemba : il a été arrêté à Bruxelles le samedi 24 mai au soir, en exécution d’une demande (tenue secrète) de la Cour pénale internationale (CPI).
24 mai 2008. Retenez cette date : pour cette justice internationale encore balbutiante et en phase de recherche, c’est un tournant.
Avec l’arrestation de ce « gros poisson » qu’est Jean-Pierre Bemba, la CPI s’affirme en face de tous : les politiques feront désormais plus attention à elle et ils lui accorderont une plus grande considération.
Mais le plus important est que les criminels de la politique tremblent à la perspective de se retrouver dans la situation où s’est mis Jean-Pierre Bemba. Et leurs émules, tentés de transgresser les lois de la guerre ou de fouler aux pieds les droits de l’homme, réfléchiront à deux fois avant de se laisser aller à leurs entreprises criminelles.

Jean-Pierre Bemba est un politicien africain qui a rêvé de devenir le président de son pays, la République démocratique du Congo (RDC), un des plus grands d’Afrique. Le tribalisme aidant, il n’a pas été loin de réaliser son ambition : en dépit d’une réputation sulfureuse et grâce à des moyens financiers aussi importants que d’origine douteuse, il a recueilli près de 40 % des voix, contre un peu moins de 60 % à Joseph Kabila, l’actuel président.
C’est donc un homme de poids qui est tombé dans les filets de cette CPI créée il y a dix ans mais qui n’a commencé à fonctionner qu’au début du siècle. Les crimes qu’on impute à cet homme, qui se voulait à la fois chef de guerre, agitateur politique et brasseur d’affaires, sont horribles ; sanctionner tous ceux qui portent la lourde responsabilité de tels actes sera salutaire.

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Jusqu’à la fin du XXe siècle, les « ogres » de la politique échappaient à toute sanction ; ils n’étaient punis que lorsqu’ils étaient délogés du pouvoir par la force des armes sans parvenir à s’enfuir et à trouver un pays d’exil : s’abattait alors sur eux la « justice » du vainqueur (qui pouvait être une force politique nationale ou une coalition internationale).
Tombé aux mains de ses vainqueurs britanniques, Napoléon Bonaparte a été une des premières illustrations de ce cas ; Hitler et Goebbels y ont échappé par le suicide, mais ceux des collaborateurs du führer nazi qui se sont fait prendre ont été jugés par leurs vainqueurs, à Nuremberg en 1945.
Ils ont été pendus tout comme Saddam Hussein en 2006 au terme d’un ersatz irakien de ce même type de justice.

Plus près de nous, une kyrielle de dictateurs, dont beaucoup d’Africains, coupables de crimes et d’exactions ont réussi à échapper par la fuite et l’exil à toute sanction : Idi Amin Dada (Ouganda), Mobutu (Zaïre), Siyad Barré (Somalie), Hissein Habré (Tchad), Mengistu (Éthiopie) en sont des exemples connus. À cette liste non exhaustive, on peut ajouter le shah d’Iran, Augusto Pinochet au Chili, les principaux dirigeants khmers rouges au Cambodge et quelques généraux argentins…

Mettre un terme à l’impunité des dirigeants ­politiques ou militaires qui se rendent coupables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou seulement d’atteintes graves aux droits de l’homme, c’est la mission que ses créateurs ont donnée à la Cour pénale internationale, qui incarne à elle seule le concept nouveau de justice internationale.
Signé le 17 juillet 1998 par cent vingt pays, le statut de Rome, qui la réglemente, n’est entré en vigueur que le 1er juillet 2002.
La Cour pénale internationale est permanente alors que les autres tribunaux internationaux (pour l’ex-Yougoslavie, pour le Rwanda, etc.) sont spécifiques et provisoires. Son siège est à La Haye.

La CPI en est donc encore à faire ses premiers pas…Â qui nous ont permis de mesurer à quel point elle est lente et coûteuse.
Mais elle a su se donner d’emblée une excellente réputation : nul ne doute de son sérieux ou de l’équité des jugements qu’elle prononce.
Elle n’est malheureusement pas encore universelle puisque plusieurs États importants – les États-Unis d’Amérique en tête – ont refusé d’y participer. Pour une seule raison, pas très honorable : soustraire leurs citoyens à la compétence d’une juridiction supranationale.
Ces arrogants estiment que se placer au dessus de la loi internationale doit demeurer leur privilège !

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La Cour pénale internationale a le pouvoir de mettre en jugement toute personne accusée de crimes relevant de sa compétence même si cette personne est un chef d’État, un Premier ministre, un ministre ou un député.
Lorsque les États qui n’en sont pas encore membres seront obligés sous la pression de leur opinion publique d’y adhérer, nous nous rapprocherons de la justice internationale universelle, et la mondialisation ne sera plus seulement un concept économique.
Ce jour-là, l’humanité aura accompli un immense progrès. Et nous vérifierons que « le tournant Bemba » en aura été une étape importante.

D’autres ex-dirigeants de pays africains (dont Charles Taylor du Liberia est le plus connu) ont déjà été traduits devant la justice internationale. Nous avons pu voir sur nos petits écrans ces (ex-)personnalités africaines noires conduites, menottes aux poignets, par des gardiens, en majorité blancs, devant une juridiction d’allure européenne (et située en Europe) où ils sont interrogés par des juges dont la plupart sont blancs.
En Afrique subsaharienne, chez certains, ce spectacle est source d’un malaise qui est réel même s’il ne s’exprime pas au grand jour : il faut donc en parler.
Pour ma part, j’en dis ceci : les origines de l’humanité sont en Afrique, nul n’en disconvient. Mais longtemps colonisés, les pays africains commencent seulement de goûter à la liberté.
Elle enivre, et il arrive à ceux qui sont ivres de liberté d’en abuser, de faire n’importe quoi.
C’est la phase historique que nous n’avons pas fini de traverser.

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La CPI a été créée pour nous faire prendre conscience d’une nouvelle réalité : la récréation se termine et, avec elle, les maladies infantiles de l’indépendance. Il faut donc que rentrent dans le rang (ou disparaissent de la scène) les mauvais dirigeants qui ont cru qu’ils pouvaient tout se permettre.
Acceptons-le, non seulement parce que c’est juste, mais aussi parce qu’il est de notre intérêt à nous, citoyens, de voir nos tyrans actuels et futurs tenus en respect par la peur du juge indépendant.

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