L’affaire Bemba
Ex-chef rebelle, le leader de l’opposition congolaise a été arrêté à Bruxelles le 24 mai. Il doit être remis à la CPI, qui l’accuse de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pour les exactions commises par ses hommes en Centrafrique entre 2002 et
C’est par un appel téléphonique de sa belle-fille Liliane, alors qu’il attendait dans un restaurant chic de Rhode-Saint-Genèse, banlieue de Bruxelles, que le reste de la famille vienne l’y rejoindre, le samedi 24 mai au soir, que le vieux Jeannot Bemba Saolona a appris l’arrestation de son fils Jean-Pierre par la police belge. En un éclair, l’image d’une autre arrestation lui est revenue à la mémoire : la sienne. C’était il y a onze ans, à Kinshasa. Des agents de Laurent-Désiré Kabila étaient venus le prendre, lui le milliardaire du mobutisme déchu, le patron des patrons, pour le jeter dans une cellule de la prison de Makala. Une mésaventure qui eut pour principale conséquence de changer le destin de Jean-Pierre, brusquement propulsé de la vie de blouson doré à celle de chef de guerre. Après quelques mois de prison, Jeannot racheta sa liberté, devenant même un moment ministre de la République. Mais autant il était possible, pour le père, de négocier avec Kabila, autant le chemin qui mène le fils aux geôles hollandaises de la Cour pénale internationale ne comporte aucune issue de secours.
Si les limiers de la CPI, qui le suivaient à la trace et manifestement à son insu, ont obtenu des policiers belges qu’ils interpellent Jean-Pierre Bemba (voir p. 28), c’est qu’ils avaient de bonnes raisons de croire que l’ancien vice-président congolais s’apprêtait à leur échapper. Selon de bonnes sources à Kinshasa, Bemba envisageait en effet très sérieusement de regagner la République démocratique du Congo sans condition dès que l’Assemblée nationale lui aurait accordé le statut de porte-parole de l’opposition – ce qui n’était plus qu’une question de jours. Or ce poste récemment créé sur recommandation de la communauté internationale et auquel le sénateur Bemba, leader du principal parti d’opposition (le Mouvement de libération du Congo-MLC) pouvait légitimement prétendre, a rang, prérogatives etÂÂ immunité de ministre d’État. Prévue pour le second semestre de 2008 dans le secret du bureau du procureur Moreno-Ocampo, l’« opération Bemba » a donc été anticipée, à la suite de renseignements fournis par les autorités congolaises. Même si les autorités de Kinshasa, où les partisans d’« Igwe » (le roi dans les séries TV nigérianes qu’affectionnent les Kinois) sont encore nombreux parmi les originaires de la province de l’Équateur, évitent tout triomphalisme, il va de soi que le président Joseph Kabila avait, dans ce cas précis, tout intérêt à faciliter la tâche de la justice internationale. L’exil européen de Jean-Pierre Bemba, qui dure depuis mars 2007, risque donc fort de se prolonger encore pour une durée indéterminée. À 45 ans, l’enfant de Bokada, fils d’un métis congolo-portugais et d’une mère décédée alors qu’il était encore très jeune, voit sa vie brutalement basculer et son passé le rattraper.
Lorsqu’il vient au monde, un jour de novembre 1962, son père Jeannot est déjà un commerçant avisé. Sa fortune ira croissant sous le règne de Mobutu, dont il ne va pas tarder à gérer une partie des affaires personnelles. Scolarisé en Belgique, licencié en économie à l’Ichec de Bruxelles, le jeune Bemba rentre au pays en 1983 pour seconder le patriarche à la tête d’un empire qui s’étend du transport aérien aux minerais précieux, en passant par l’import-export, les médias et bientôt les prémices de la téléphonie mobile. Propulsé dans l’entourage de Mobutu, qu’il conseille parfois en matière financière, Jean-Pierre mène une vie trépidante de fils de milliardaire. Géré à la hussarde, le groupe familial Scibe prospère tant que le Maréchal dirige le pays, puis décline au fur et à mesure qu’il s’affaisse. Lorsque les kadogos de Kabila entrent dans Kinshasa en mai 1997, Jean-Pierre fuit, direction Brazzaville puis l’Europe. Il va bientôt réapparaître, mué en chef de guerre.
Après quelques mois passés entre ses propriétés de Faro au Portugal et de Rhode-Saint-Genèse, c’est en Ouganda, auprès d’un Yoweri Museveni désireux d’en découdre avec son ex-allié Laurent-Désiré Kabila, que Bemba se trouve un parrain pour son projet de rébellion. En septembre 1998, il crée à Kisangani le MLC et sa branche armée l’ALC (Armée de libération du Congo). Quinze à vingt mille hommes armés par les Libyens, entraînés par les Ougandais et encadrés par d’anciens officiers de l’armée de Mobutu. Parmi eux, beaucoup de très jeunes combattants. Même s’il échouera à en contrôler la capitale provinciale, Mbandaka, Bemba va pendant près de quatre ans régner en maître absolu sur l’Équateur, un territoire plus grand que l’Allemagne, peuplé de trois à quatre millions d’habitants, pour la plupart misérables. Le « Chairman » donne avec voracité dans le militaro-business : café, diamant, or, cacao, il achète et revend tout, souvent sous forme de troc, à la manière du roi Léopold II. Caractéristique du « Bembaland », qui le suivra à Kinshasa : ses hommes ne sont pas payés, pas plus que les Ougandais du général Kaziri, qui l’assistent. On se sert sur la bête, on pille et on prélève l’impôt de guerre. Dans son QG de Gbadolite, au milieu des ruines du palais de Mobutu, Jean-Pierre Bemba est alors un homme courtisé : Américains, Belges, Français, ONG lui rendent visite. Il se lave dans les rivières, s’éclaire à la lampe tempête, dort dans des huttes de passage. Un mélange de Jonas Savimbi et de colon défricheur, à qui tous les espoirs sont permis et qui rêve de conquérir le pouvoir à Kinshasa.
Ange-félix patassé et « son fils »
Mais Bemba a un défaut – sa brutalité de chef aussi colérique que charismatique – et un talon d’Achille : la Centrafrique voisine. Il a besoin de Bangui pour s’approvisionner et exporter tandis que le maître de Bangui, Ange-Félix Patassé, a besoin de lui pour mater les rébellions récurrentes auxquelles il doit faire face. De cette union d’intérêt va naître une alliance militaire directement à l’origine de ce qui vaut aujourd’hui au chef du MLC d’être inculpé par la Cour pénale internationale. Les troupes de Bemba traversent une première fois l’Oubangui en mai 2001 pour aider Patassé et ses conseillers libyens à écraser une tentative de coup d’État fomentée par des fidèles de l’ex-président Kolingba. Premières exactions et premiers viols. Fin octobre 2002, deux mille miliciens de l’ALC franchissent à nouveau le fleuve pour repousser les rebelles du général Bozizé. Selon le général Bombayake, qui dirigeait à l’époque la garde présidentielle de Patassé, cette intervention a été décidée « suite à des négociations menées à Tripoli, puis à Gbadolite, par Bemba avec les émissaires libyens Ali Treiki et Mohamed Madani ». Après avoir dégagé la capitale, les troupes congolaises repoussent celles de Bozizé jusqu’à une ligne Bozoum-Sibut, en janvier 2003, semant la désolation tout au long de leur passage. Des meurtres, mais surtout des centaines de viols de femmes, de mineures, d’hommes aussi, sont commis, toujours en public, par une soldatesque que les Centrafricains appellent par le terme générique de Banyamulenges, bien qu’ils soient pour la plupart lingalophones. Début mars, sur pression de la France et des pays voisins (Gabon et Congo-Brazzaville), Bemba retire ses hommes et lâche Patassé, qui chute le 15. Une dernière vague d’exactions survient lors de cette retraite et notamment les « crimes des crimes » : des viols suivis d’exécutions.
Confronté dès la mi-2003 à ces accusations alors que, suite aux accords de Sun City, il s’apprête à rejoindre Kinshasa pour y siéger en tant que vice-président de la République, Jean-Pierre Bemba a un haut-le-cÂÂur : « Je défie qui que ce soit, dit-il, de prouver que j’ai violé une seule fille en Centrafrique, ou que j’ai donné l’ordre d’aller violer ! » Interrogé quatre ans plus tard par J.A., l’opposant sera plus prudent : « Je n’ai rien à dire sur cette histoire, ces accusations sont totalement infondées. Je ne me sens pas concerné. » Il est vrai que cette ligne de défense est bien courte : ni Charles Taylor en Sierra Leone, ni Hissein Habré au Tchad, ni Slobodan Milosevic en ex-Yougoslavie, ni Khieu Samphan au Cambodge, ni la plupart des condamnés des procès de Nuremberg et d’Arusha n’ont mis directement la main à la pâte, ce qui n’a pas empêché leur responsabilité pénale d’être lourdement engagée. Aussi est-elle complétée par d’autres arguments ou circonstances prétendument atténuantes. À en croire les partisans et défenseurs de Bemba, ce dernier, occupé à négocier à Sun City, n’était pas sur le terrain, ses troupes en Centrafrique recevaient leurs ordres du président Patassé et du général Bombayake, et le « Chairman » n’a pas hésité à faire juger ceux de ses lieutenants qui se sont rendus coupables de crimes de guerre. Une plaidoirie battue en brèche par des témoignages d’anciens proches de Bemba pour l’instant tenus secrets par la CPI ainsi que par ceux, à J.A., d’ex-hauts responsables centrafricains de l’époque qui tous vont dans le même sens : les commandants de l’ALC n’obéissaient qu’à leur chef suprême et n’avaient que mépris pour le régime qu’ils étaient venus défendre. Quant aux jugements de miliciens « défaillants » par Bemba, s’ils ont effectivement eu lieu devant une cour militaire à Gbadolite, ils se sont soldés par huit condamnations à des peines symboliques (trois mois à deux ans) pourÂÂ pillages.
La solitude des perdants
Ces faits, dont la CPI aura à juger, sont connus, y compris bien sûr ceux des compagnons de route de l’époque de Bemba, tels Raymond Ramazani Baya et Olivier Kamitatu. Connu aussi l’itinéraire chaotique que va emprunter le fils de Jeannot à partir de 2003, sous la menace obsédante de la justice internationale. Vice-président en charge des Affaires économiques et financières, candidat à la présidentielle de 2006 où ce démagogue, orateur brillant, manie sans états d’âme la carte empoisonnée de la « congolité » et du nationalisme identitaire avant d’échouer de peu (42 %). Puis sénateur et enfin fugitif après les événements sanglants de mars 2007. En exil à Faro, ce boxeur poids lourd de la politique était comme groggy, harcelant ses partisans de coups de téléphone, persuadé – pas toujours à tort – que ces derniers n’attendaient qu’une opportunité pour le trahir. Il était devenu méfiant, ombrageux, de plus en plus autoritaire, craignant pour sa vie.
Avait-il encore des amis, des parrains, des protecteurs ? Hors d’Afrique, très peu : des relations d’affaires au Brésil, quelques contacts au sein du Black Caucus américain, une poignée de politiciens belges et le commissaire européen au Développement, Louis Michel, qui ne l’a jamais fui. Sur le continent : Mouammar Kadhafi dont il était l’obligé, Yoweri Museveni, Denis Sassou Nguesso, Omar Bongo Ondimba et même Abdoulaye Wade, qui l’a longuement reçu à Dakar fin 2007. Mais qui, aujourd’hui, parmi eux, face à une CPI dont ils sont prompts à dénoncer le « deux poids, deux mesures » mais qu’ils redoutent, osera monter au front pour défendre le soldat Bemba ? Depuis sa cellule de la prison de Saint-Gilles à Bruxelles, l’enfant prodigue de la politique congolaise a tout le loisir de réfléchir sur la solitude des perdants – y compris dans son propre pays, où ses lieutenants se déchirent déjà les dépouilles de son parti, dans une indifférence quasi générale. Quant à la Cour pénale internationale elle-même, si elle a dans cette affaire gagné en crédibilité et en considération, il lui faudra aussi réfléchir sur les effets, préventifs certes, mais aussi pervers, de son action. Pour tous ceux qui redoutent d’avoir un jour affaire à elle une fois leur immunité présidentielle levée ou leur capacité de nuisance militaire émoussée, il n’est en effet qu’un seul moyen de lui échapper : s’accrocher indéfiniment au pouvoir ou se terrer, comme Laurent Nkunda, dans son fiefÂÂ
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