Rebecca Enonchong : « Ce n’est pas à l’Afrique de mener le combat pour l’Ukraine »
L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter des sujets d’actualité. Grande invitée de l’économie RFI/Jeune Afrique, l’entrepreneuse camerounaise livre son point de vue sur le conflit anglophone, l’entrepreneuriat des femmes et la guerre menée par la Russie.
Esprit libre, frondeuse, l’entrepreneuse Rebecca Enonchong est une voix à part au Cameroun. La fille de l’avocat Henry Ndifor Abi Enonchong cultive sa singularité dans un pays où les élites sont le plus souvent aux ordres. L’an dernier, son placement en garde à vue pour outrage à magistrat avait déclenché une vague de protestation.
Depuis 1999, elle est à la tête de la société Appstech – partenaire du groupe Oracle – qui fournit des solutions informatiques aux entreprises dans le monde entier. Mais elle est surtout connue comme une figure évangéliste de la scène tech africaine. Hyperactive, elle a participé à la création du réseau panafricain d’incubateurs Afrilabs, de l’incubateur camerounais ActivSpaces et du réseau African Business Angels Network. Elle siège aussi au conseil d’administration de différentes start-up et sociétés, dont Djibouti Telecom.
Près de 150 000 personnes la suivent sur Twitter et assistent à ses coups de gueule réguliers – contre la guerre dans la zone anglophone ou le sort fait aux enseignants, pour ne prendre que deux exemples d’actualité. Ce 12 mars, elle est la Grande invitée de l’économie Jeune Afrique – RFI.
Lors du vote à l’ONU pour dénoncer la guerre en Ukraine, le Cameroun, le Maroc, le Togo n’ont pas participé et plusieurs autres pays africains se sont abstenus. Comprenez-vous cette attitude prudente ?
Je la comprends parce que l’Afrique a toujours été coincée entre les puissances de l’Ouest et la Russie, et avant elle l’Union soviétique. Elle est un peu mal à l’aise dans la mesure où elle entretient des liens, des relations avec les deux camps.
Le Cameroun exporte vers la Russie du gaz naturel liquéfié. C’est un partenaire important
L’Afrique ne peut pas se permettre de perdre des partenaires ?
Le Cameroun, par exemple, exporte vers la Russie du gaz naturel liquéfié, donc c’est un partenaire important. Les enjeux ne sont pas les mêmes pour les Africains que pour les Européens. Ce n’est pas à l’Afrique de mener ce combat pour l’Europe. L’Ukraine est un pays souverain et je suis absolument contre l’invasion russe. Mais on ne peut pas s’attendre à ce que mon fil Twitter se transforme en soutien permanent à l’Ukraine. Nous avons nos propres combats, qui sont pour l’instant plus importants que celui-ci.
Les conséquences économiques sur les prix des matières premières peuvent-elles être atténuées ?
Cela va être compliqué. Nous avons pris des habitudes avec le blé et il y a pénurie. On est dans une situation très compliquée. Nos pays ne sont pas préparés aux conséquences économiques de cette guerre, à commencer par l’augmentation du prix des produits pétroliers. Cela aura par exemple des répercussions sur les opérateurs télécoms. On va voir une dégradation de la qualité des services internet, des communications, tout simplement parce que leurs réseaux sont aussi alimentés par des groupes électrogènes qui fonctionnent au diesel.
On a l’impression que la vie des Africains n’a pas la même valeur que celle des Européens
Comme beaucoup d’Africains, vous estimez qu’il y a un deux poids, deux mesures dans la couverture des conflits par les médias occidentaux et qu’en Afrique, on peut encore s’entretuer sans que cela n’émeuve grand monde…
Oui, depuis 2017, il y a un conflit dans la région anglophone au Cameroun et personne n’en parle. Pourtant, il y a des morts tous les jours. Certes, c’est une guerre civile, pas une invasion. Mais on a l’impression – on le constate même en Ukraine avec le sort des étudiants africains [pour certains bloqués à la frontière avec la Pologne] – que la vie des Africains n’a pas la même valeur que celle des Européens.
Votre pays est coupé en deux, qui est responsable de ce conflit interne ?
Le gouvernement est absolument responsable de cette situation. Et ce n’est pas un conflit entre francophones et anglophones, mais entre des personnes qui résident dans une zone que l’on appelle anglophone car on ne sait pas l’appeler autrement. C’est une zone qui a été administrée avec le Nigeria pendant 50 ans et qui a décidé de rejoindre la République du Cameroun juste après que celle-ci a obtenu son indépendance. Ce n’est pas un conflit de langue. Son origine remonte à 1972, lorsque le pays est passé du fédéralisme à une république unie. La population de la région anglophone a perdu son autonomie et sa culture politique, qui était plus démocratique. Elle ne se reconnaît plus dans le système actuel.
Les Camerounais ne veulent que la paix, mais avec de réels changements sur le terrain
Constatez-vous une évolution positive de la situation ?
Non. Au début du conflit, fin 2016, début 2017, les autorités ont arrêté les personnes les plus pacifiques et les ont accusées de terrorisme. Cela a laissé la voie libre à des extrémistes, des sécessionnistes, dont l’agenda est complétement différent de ce que la population réclamait au début. Si le chef de l’État ne décide pas de régler le problème, il ne sera jamais solutionné.
Le secteur privé peut-il jouer un rôle dans le règlement du conflit ?
J’aimerais bien, mais on ne peut pas régler un conflit qui est devenu un conflit armé. Mon père était chef de son village, je ne peux pas y aller à cause de la guerre. J’ai perdu des proches. J’aimerais bien qu’on puisse faire quelque chose, mais c’est aux autorités de faire preuve d’un peu d’humilité, de reconnaître que des erreurs ont été commises. La population ne veut que la paix, mais elle ne veut pas cette paix sans qu’il y ait des réels changements sur le terrain.
Vous êtes critique envers le gouvernement. Il y a quelques mois, vous avez été placée en garde à vue pour outrage à magistrat. Est-ce que la parole est libre au Cameroun ?
Disons que je me retrouve à m’autocensurer assez souvent. La parole est libre, mais ça ne veut pas dire que cela n’a pas de conséquences. Ma situation est un peu unique parce que la plupart des opérateurs économiques ne s’expriment pas aussi librement.
Je suis persona non grata dans certains milieux. Mais ma liberté de parole est plus importante
Y-a-t-il des conséquences sur vos affaires ?
Évidemment. Je suis persona non grata dans certains milieux. Il y a des personnes qui trouveraient dangereux et imprudent de travailler avec moi. Mais ce n’est pas grave, je préfère ma liberté de parole. Elle est plus importante.
Votre garde à vue était-elle un avertissement ?
Je pense que c’était pour me rappeler qu’il y a des patrons et que je n’ai aucun pouvoir.
Vous vous mobilisez également pour les enseignants, qui protestent contre le blocage de leur avancement…
La situation est difficile pour les enseignants depuis très longtemps. Aujourd’hui, ils ont trouvé une voix pour se faire entendre. Le chef de l’État vient de prescrire des mesures urgentes pour tenter de régler ce problème, c’est un pas énorme franchi et je pense que c’est une leçon tirée du conflit anglophone. Maintenant, il faut voir si ces mesures seront appliquées sur le terrain.
Le 8 mars avait lieu la journée internationale des droits des femmes. Qu’en pense l’entrepreneuse et l’influenceuse que vous êtes ?
Je n’aime pas trop ce jour. Au Cameroun, les patrons vont acheter des pagnes à leurs salariées, leur donner leur journée et se donner bonne conscience. On envoie des miettes aux femmes et on doit subir et supporter tout le reste de l’année.
Les femmes ont juste besoin d’être financées à la même hauteur que les hommes
Le secteur de la tech n’échappe pas à cette tendance. Les femmes y sont rares. Est-ce que vous le constatez au Cameroun ?
Elles sont rares, mais pas autant qu’on le croit, même si on en décourage beaucoup. Le problème, c’est qu’à chaque fois qu’on parle de femmes dans la technologie ou plus généralement de femmes entrepreneures, on veut les accompagner au lieu de les financer. L’image qui est donnée, c’est qu’elles ont toujours besoin de quelque chose qu’elles n’ont pas. On a juste besoin d’être financées à la même hauteur que les hommes. Quand on parle de microcrédit, on ne parle que de femmes, pas d’hommes. C’est vraiment frustrant.
La taxe sur le mobile money au Cameroun fait polémique. Est-elle véritablement nuisible ?
Le transfert mobile donne accès à des services financiers à des personnes qui n’ont pas le choix. Il n’y a pas de banque là où elles vivent ou elles ne peuvent ouvrir de compte parce que cela coûte trop cher. On est en train de créer une taxe qui touche les plus pauvres et les plus défavorisés.
C’est complètement injuste : on n’est pas en train de taxer un achat ou une transaction, mais juste le fait de prendre de l’argent et de le remettre à une deuxième personne. Cet argent est donc taxé, et encore taxé. Imaginez que vous ayez de l’argent dans votre porte-monnaie, et à chaque fois que vous sortez un billet, vous payez. C’est complètement fou.
Vous avez l’impression, en tant que chef d’entreprise, que vos impôts sont mal dépensés ?
Absolument. Il y a des lignes dans le budget du Cameroun qui n’ont pas lieu d’être. Par exemple, tous les ans, des milliards et des milliards de francs CFA sont dépensés pour acheter des voitures neuves pour les autorités, ce n’est pas essentiel.
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