BAD : le blues des Subsahariens

Provisoirement installés à Tunis depuis 2003, certains fonctionnaires de la Banque africaine de développement commencent à trouver le temps long. Mais, s’ils ont eu quelques difficultés à s’adapter, les choses s’améliorent.

Publié le 2 juin 2008 Lecture : 5 minutes.

Les nostalgiques de la Perle des lagunes vont devoir prendre leur mal en patience. La Banque africaine de développement (BAD) ne réintégrera pas ses locaux abidjanais, dans le meilleur des cas, avant la mi-2009, le temps que l’élection présidentielle ait lieu et que la situation de la Côte d’Ivoire se stabilise. Lors des assemblées annuelles, les 14 et 15 mai, à Maputo (Mozambique), les gouverneurs de la BAD ont en effet annoncé que la délocalisation temporaire à Tunis était prolongée de douze mois à partir du 3 juin. Du temporaire qui dure depuis plus de cinq ans. Et qui a inscrit la Banque dans le paysage tunisien. Quelques restaurants de spécialités africaines comme Le Bamboo, rue de Syrie, ou discothèques afro, notamment à l’Hôtel du Lac, ont d’ailleurs vu le jour.
Au plus fort de la crise ivoirienne, les fonctionnaires de la Banque avaient dû quitter « clandestinement » Abidjan. Les départs se faisaient au compte-gouttes, le plus souvent la nuit et rarement sur des vols directs afin de ne pas éveiller les soupçons des autorités ivoiriennes. « Le déménagement à Tunis a été traumatisant, raconte Ernest*, un Ivoirien de 55 ans. Un après-midi de 2003, alors que je faisais quelques courses au Plateau, à Abidjan, mon supérieur m’a téléphoné. ÂFais ta valise, m’a-t-il dit. Tu pars ce soir pour Tunis. J’ai eu à peine le temps de prendre quelques affaires. Heureusement, ma femme et mes enfants vivent en Amérique du Nord. Je n’ai pas eu à partir sans eux. Mais beaucoup de mes collègues ont dû quitter la Côte d’Ivoire, secrètement, laissant femmes et enfants dans une situation chaotique. »

Dépressions et divorces
Cinq ans après, le souvenir est toujours aussi douloureux. Les langues commencent à peine à se délier. « Quand on est parti pour Tunis, on nous a dit que c’était provisoire, poursuit Emmanuel, un Congolais. Mais quand on a compris que ça allait durer plus longtemps que prévu, la question des familles s’est posée. Les épouses qui travaillaient et avaient une bonne situation n’étaient pas prêtes à tout abandonner pour nous rejoindre. Ici, elles ne peuvent pas travailler. Et quand les employés de la BAD sont des femmes, ce sont leurs maris qui se retrouvent à la maison. Des hommes au foyer, vous imaginez ! C’est du jamais vu en Afrique ! Ça a créé de vrais drames. Certains de nos collègues ont pris des libertés et ont vite trouvé Âun deuxième bureau [une maîtresse, NDLR]. Beaucoup ont sombré dans la dépression, ou ont divorcé. »
Peu après leur arrivée, il y a cinq ans, nombre de Subsahariens s’étaient plaints des comportements ou remarques racistes des Tunisiens, peu enthousiastes, c’est le moins que l’on puisse dire, de voir un millier de personnes débarquer et prendre d’assaut d’abord les hôtels, puis les logements vacants dans les quartiers cossus de La Marsa ou de Carthage. Ce qui, inévitablement, a entraîné une spéculation immobilière dont les premières victimes ont été les Tunisiens, moins fortunés que les fonctionnaires de la BAD. « Sans exagérer, je crois que l’on peut dire que l’arrivée de la BAD a été un choc pour les Tunisiens. Je pense qu’ils ont eu l’impression d’être envahis par des Subsahariens instruits, éduqués et nantis, roulant en Mercedes, dévalisant les supermarchés, témoigne Ernest. Le plus dur a été de faire face au racisme. Aux insultes : kahlouch (« négro »), qird (« gorille »). Aux crachats ! » Mais si tous ont une anecdote à raconter sur une remarque, un geste raciste, nombreux sont ceux qui reconnaissent que la situation s’est améliorée et que les comportements de certains d’entre eux n’ont pas toujours été exemplaires. « C’est vrai, admet Ernest. Beaucoup ne font aucun effort pour s’intégrer. » Ce qu’approuve un collègue tunisien. « Le racisme existe ici, c’est vrai. Il n’épargne personne. Les Noirs de Tunisie le subissent également. Comme hélas partout ailleurs dans le monde, tempère-t-il. Mais si beaucoup de Subsahariens reprochent aux Tunisiens leur racisme, ces derniers, eux, reprochent à leurs hôtes d’être arrogants et parfois de mal se comporter. Il y a eu des problèmes avec leurs enfants, qui agissent comme des gosses de riches, sans respect pour nos coutumes et notre manière de vivre. »
En fait, l’installation à Tunis semble avoir été plus simple pour les musulmans. Le fait de partager une même religion, les mêmes lieux de prière, les a aidés à s’intégrer. Une intégration pourtant refusée par certains Subsahariens, qui, vite lassés par les comportements xénophobes, ne fréquentent aucun Tunisien et privilégient les liens communautaires. « J’ai été tellement choquée que je ne veux plus avoir affaire à eux, ne décolère pas Agnès, une Ivoirienne de 30 ans. Quand j’ai visité mon appartement, j’hésitais à le louer. Il y avait trois chambres mais une seule salle de bains. Quand j’ai demandé au propriétaire s’il y avait une seconde salle de bains, il m’a répondu : ÂPourquoi faire ? De toute manière, vous, vous ne vous lavez même pas. Chez vous, il n’y a pas d’eau. Maintenant, je n’ai qu’une hâte : retourner à Abidjan. » On a alors assisté à un repli identitaire, ce qui n’est pas du goût de tous les Tunisiens.

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Aujourd’hui, ça va mieux
Malgré tout, pointent ici ou là quelques lueurs d’espoir. Les mariages mixtes commencent, timidement, à se faire moins rares. Même s’ils restent des exceptions. « Au début, rapporte Kamen, un étudiant camerounais de 27 ans installé à Tunis depuis plus de cinq ans, quand je fréquentais des Tunisiennes, elles se faisaient souvent insulter. Aujourd’hui, c’est plus rare. » Néanmoins, les regards sont sévères. « C’est très difficile, explique un Camerounais marié à une Tunisienne. Il y a peu, mon fils de 8 ans ne voulait plus que je vienne le chercher à l’école. Parce que je suis noir et que ses camarades se moquaient de moi. Les relations interraciales sont compliquées parce qu’elles sont largement héritées d’un passé marqué par la traite arabe et l’esclavage. » Pour désigner un homme noir, on emploie d’ailleurs le terme « oussif », qui signifie également « serviteur, esclave ». Pourtant, la Tunisie a été le premier pays musulman à avoir aboli l’esclavage, en 1846, deux ans avant la FranceÂ
« Depuis quelques années, les habitudes et les comportements évoluent. C’est indéniable, poursuit Kamen, la venue de la BAD a forcé Noirs et Arabes à se côtoyer et a contribué à donner une meilleure image des Noirs. Il y a cinq ou six ans, il n’était pas rare que les taxis refusent de prendre des Noirs ou alors déposent leur client en pleine course pour faire monter un Tunisien à la place. Maintenant, ça n’arrive plus. Dans les restaurants ou les épiceries, on est encore parfois servi en dernier, mais dès que l’on parle en arabe, les choses s’arrangent. » Parce que parler arabe, c’est aussi afficher sa proximité culturelle et son désir d’intégrationÂ

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