Tunisie : l’état d’exception, un réel danger pour la démocratie
Détenteur de tous les pouvoirs, tant exécutif que législatif, le président Kaïs Saïed n’est soumis à aucune instance de contrôle. Une situation problématique censée être provisoire, mais qui perdure dans le temps…
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Mouna Kraïem Dridi
Enseignante à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis.
Publié le 12 mars 2022 Lecture : 4 minutes.
L’état d’exception correspond à la suspension provisoire des règles de droit prévues dans les périodes dites « normales ». En Tunisie, conformément à la Constitution du 27 janvier 2014, et en l’absence d’une Cour constitutionnelle, le président peut proclamer l’état d’urgence en s’appuyant sur l’article 80 de la Constitution.
C’est ce qui est arrivé le 25 juillet 2021, lorsque Kaïs Saïed a annoncé sa décision de démettre le gouvernement, de geler l’activité de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et d’assurer lui-même les fonctions du ministère public. Presque deux mois plus tard, le décret présidentiel du 22 septembre 2021 relatif aux « mesures exceptionnelles » était promulgué.
Véritable tournant dans l’histoire politique et constitutionnelle de la Tunisie, ce texte ayant pour base juridique l’article 80 de la Constitution s’apparente plutôt à une nouvelle organisation des pouvoirs publics. Ainsi, et depuis le 25 juillet dernier donc, la Tunisie est entrée dans une phase de flou constitutionnel et juridique qui représente un réel danger pour le processus démocratique d’une part, et pour les droits et les libertés d’autre part. Il est évident qu’il s’agit d’un coup de force que plus d’un n’ont pas hésité à qualifier de « coup d’État contre la Constitution ».
Chef du parquet autoproclamé
Le président de la République s’est autoproclamé chef du parquet, comme indiqué dans la déclaration du 25 juillet 2021, mais aucun décret n’a été adopté dans ce sens. Il s’agit d’un précédent très dangereux, qui ouvre la voie au totalitarisme.
Plus l’état d’exception perdure, plus les libertés sont menacées. Or, depuis le 30 juillet dernier, les poursuites engagées contre certains députés et hauts responsables l’ont été sur la base de l’article 128 du code pénal, de l’article 86 du code des télécommunications, du décret-loi n°2011/115 relatif à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition, du décret n°78/50 du 26 janvier 1978 régissant l’état d’urgence, ainsi que de certaines dispositions du code de justice militaire.
Parmi les personnalités poursuivies, Riadh Mouakher, ex-ministre des Collectivités locales et secrétaire général du gouvernement Youssef Chahed, Samir Taïeb, ancien ministre de l’Agriculture, ou encore Mehdi Ben Gharbia, député et ex-ministre des Droits de l’homme.
Même s’il se fonde sur l’article 80 de la Constitution, le décret présidentiel de septembre annonçant la réorganisation des pouvoirs publics s’écarte de la logique de l’état d’exception et investit plutôt le président de la République de la quasi-totalité des pouvoirs.
Suspendre le droit par le droit
Le président Kaïs Saïed est ainsi au-dessus de tout contrôle. Il légifère dans tous les domaines qui étaient auparavant réservés au seul Parlement. Et les décrets-lois qu’il a pris ne sont pas susceptibles de recours en annulation.
Le chef de l’État détient également la totalité du pouvoir exécutif. Toutes les prérogatives dévolues par la Constitution de 2014 au chef du gouvernement sont aujourd’hui de son ressort exclusif. Et si le gouvernement – dont tous les membres sont nommés par Kaïs Saïed – veille à l’exécution de la politique générale, c’est toujours selon les choix du président.
D’après le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt, « la nécessité n’a pas de loi ». De tout temps, cet adage a justifié la possibilité, pour le souverain, de s’attribuer tous les pouvoirs. L’état d’exception constitue la zone de turbulences dans un ordre juridique établi car il autorise le souverain à suspendre le droit par le droit. Dès l’instant où il proclame l’état d’exception, le souverain s’affranchit du droit. Par conséquent, selon Schmitt, l’état d’exception appelle une redéfinition du rapport entre droit et pouvoir.
Il est fort probable que Kaïs Saïed ait fait sienne cette conception schmittienne du pouvoir. Le mois dernier, le président a ainsi dissout le Conseil supérieur de la magistrature, un organe indépendant mis en place en 2016 pour nommer les juges. En lieu et place, il a installé une nouvelle instance judiciaire « temporaire », entrée en fonction le 7 mars.
Kaïs Saïed a lui-même nommé les membres de ce Conseil, composé uniquement de magistrats, à l’exclusion des avocats. Ce faisant, le président a mis la main sur la justice et, en conséquence, sur tous les pouvoirs au sein de l’État.
Malgré les écueils de son parcours post-révolutionnaire, Tunis a maintenu son ouverture au monde
La Tunisie a toujours eu son importance historique sur la scène internationale. Une dimension qui s’incarne dans ses relations fortes avec des pays amis et frères, ainsi qu’à travers ses positions, qui ont toujours été favorables aux enjeux internationaux justes.
Malgré les écueils de son parcours démocratique post-révolutionnaire, Tunis a maintenu son ouverture au monde, ce qui s’est surtout manifesté dans le suivi international des événements que le pays a traversés au cours de la dernière décennie. Dans ce contexte, la recommandation la plus importante que l’on puisse faire aux pays frères et amis de la Tunisie est de consolider ces relations, que ce soit au niveau économique, politique ou culturel.
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