SOS Togo

Entre une opposition certaine de sa victoire et un pouvoir finalement donné vainqueur d’un scrutin présidentiel contesté, entre Lomé, capitale frondeuse, et le reste du pays aux réflexes plutôt légitimistes, la fracture semble désormais ouverte. Pour comb

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 8 minutes.

La plupart des candidats à une élection présidentielle – et pas seulement en Afrique – le pensent très fort, mais seul le très pugnace et très expéditif Gilchrist Olympio a osé le dire tout haut et en prévenir à l’avance tout un chacun : pas question d’accepter une défaite. Toute victoire électorale de l’« ennemi » ne pourra être que la résultante illégitime de fraudes massives. Une règle d’airain, forgée dans une conception totalitaire – au sens winner take all (« le vainqueur rafle tout ») – de la démocratie et qui s’étend à la formation éventuelle d’un gouvernement d’union nationale : « Si la coalition gagne, pas de problème », a ainsi déclaré candidement l’un des proches du leader de l’opposition togolaise, « mais si Faure Gnassingbé est vainqueur, alors c’est non ». Cette attitude, qui démontre à quel point le multipartisme se résume souvent sur le continent à la démultiplication des partis uniques, présente certes l’avantage immédiat de mobiliser les électeurs. De même, une phrase apparemment irresponsable comme « désormais, la terreur a changé de camp », laquelle figurait en toutes lettres sur l’invitation adressée aux journalistes conviés à assister à une conférence de l’ancien ministre français – et désormais porte-parole de l’opposition togolaise en Europe – Kofi Yamgnane, avant même la proclamation des résultats du scrutin contesté, avait ainsi pour objectif, on l’imagine, de galvaniser les troupes. Et de les préparer à enflammer les rues de Lomé en cas de victoire de l’autre camp. Dans la capitale togolaise, où l’opposition est largement majoritaire – et tout particulièrement dans sa partie Sud – ce scénario annoncé et redouté par tous les diplomates, y compris dans ses télégrammes, par l’ambassadeur de France Alain Holleville, a d’ailleurs eu lieu. Très consciemment, les chefs de la coalition de l’opposition ont jeté contre les forces de l’ordre des bataillons de jeunes dont les réflexes antinordistes et anti-Blancs, mais aussi le comportement, rappellent beaucoup l’ersatz d’idéologie qui anime les « Patriotes » d’Abidjan. Si la frustration – et donc la spontanéité – de toute une partie des Loméens, qui exècrent le « clan Eyadéma », était évidente, il n’en demeure pas moins que les premières cibles des manifestants ne devaient rien au hasard. Ainsi, selon un rapport de l’antenne de la DGSE (services secrets français) à Lomé, quinze « foyers d’insurrection » visant des symboles de l’ex-colonisateur accusé de soutenir la « solution Faure Gnassingbé », ont été visés presque simultanément dans les cinq minutes qui ont suivi la proclamation des résultats à la radio, le mardi 26 avril vers 11 h 30 – et ce dans une zone qui jouxte la frontière du Ghana, où les forces de l’ordre, peu nombreuses, ont été rapidement débordées par de véritables « tactiques de guérilla urbaine ». Aucun ou presque de ces jeunes radicaux du 26 avril n’ayant connu les massacres du quartier de Bè, il y a une douzaine d’années, lorsque ces mêmes leaders politiques abandonnèrent leurs aînés poitrine nue face à l’armée après les avoir incités à la révolte, causes et effets se sont rejoints dans l’amnésie collective. Bilan dramatique : une vingtaine de morts, au moins.
Cette stratégie de la tension, qui est la caractéristique de « l’insurrection des palmiers », laquelle ne touche au demeurant qu’une partie de Lomé ainsi que certaines localités du Sud comme Aného et Atakpamé, est d’autant plus absurde qu’elle offre à Faure Gnassingbé, comptable a priori d’un trop lourd héritage, la posture du réconciliateur. Le fils d’Eyadéma proclame urbi et orbi son souhait de former un gouvernement d’union ouvert à l’opposition, et il s’est donné les gants de mener une campagne sans acrimonie, souhaitant au passage que, quel que soit l’élu, le Togo sorte vainqueur du scrutin. D’autant plus absurde aussi que le pourcentage d’irrégularités qui a entaché l’élection du 24 avril – et que la Cedeao, hier adulée et aujourd’hui vilipendée par l’opposition, a manifestement jugé acceptable – a beaucoup plus profité au « camp Faure » qu’au « camp Bob ». Même si l’opposition togolaise, comme toutes les oppositions africaines, a elle aussi appris à frauder, ses moyens n’étaient évidemment pas les mêmes que ceux du parti au pouvoir. Reste qu’en déniant a priori toute légitimité au scrutin s’il se concluait sur un résultat défavorable à son égard, la coalition anti-Gnassingbé a par la même occasion sapé une partie de sa propre crédibilité aux yeux de l’extérieur.
Sur ce terrain-là, le legs de son père joint aux réflexes légitimistes et patrimoniaux de ses interlocuteurs, auprès desquels il a eu l’habileté de jouer au stagiaire en quête de conseils, ont joué à plein en faveur de Faure Gnassingbé. Mohammed VI, Omar Bongo Ondimba, Blaise Compaoré et surtout Mouammar Kadhafi ont ouvertement misé sur lui et lui ont fourni les moyens financiers de mener une campagne électorale qui, à la différence de son adversaire Akitani Bob, a pu quadriller tout le pays du Nord au Sud. De son côté, la coalition de l’opposition ne pouvait compter que sur le carnet de chèques et le calepin d’adresses de son leader tutélaire, le très fortuné Gilchrist Olympio. En ce domaine, tabou, politiquement incorrect mais absolument essentiel, du fund raising, il va de soi que l’opposition togolaise a encore beaucoup à apprendre de ses consoeurs ivoirienne, guinéenne ou autres. À l’instar d’un John Fru Ndi ou d’un Severo Moto, Gilchrist Olympio promène en outre avec lui une image sulfureuse : celle d’un leader irascible, autocrate et homme d’affaires parfois opaque, brillant mais incontrôlable, à la poursuite éternelle d’un destin national, lequel se confond dans son cas avec une vendetta très personnelle. Cet homme de 68 ans, qui a de lui-même une haute opinion, n’est pas du genre à faire allégeance à un chef d’État, encore moins à l’un quelconque de ses collègues opposants – d’où sa réputation controversée et la méfiance, pour ne pas dire l’animosité, que lui ont toujours vouée les Français. Une posture qui a fait d’Olympio l’homme le plus populaire dans le sud du Togo, mais a aussi très largement contribué à l’isolement de l’opposition togolaise sur la scène panafricaine et internationale, ainsi qu’en témoigne la récente rétractation à son égard du puissant « parrain » nigérian, dont le chef, Olusegun Obasanjo, préside l’Union africaine.
Perçu comme la panacée par les bailleurs de fonds, ardemment souhaité par les voisins du Togo, un gouvernement d’union et de réconciliation est-il possible à terme ? Pour l’heure, alors que les fusils à pompe, les gourdins, les machettes et les pierres ont parlé dans les rues de Lomé, cette perspective semble d’autant plus compromise qu’Emmanuel Akinati Bob s’est à son tour, quoique avec retard et en dehors de tout cadre constitutionnel, proclamé, non sans pathétisme, président élu. Pourtant, lorsqu’il est parvenu à réunir dans son bureau, lundi 25 avril à Abuja, Gilchrist Olympio et Faure Gnassingbé, Olusegun Obasanjo pensait bien toucher à l’exploit. Le premier s’était rendu dans la capitale fédérale depuis Accra, à bord du Fokker présidentiel ghanéen – Kufuor et Obasanjo travaillent main dans la main sur le dossier togolais – et le second à bord de son Boeing de location. Installés dans une maison d’hôtes à cinq cents mètres de l’aéroport, les deux adversaires, tous deux fils de présidents togolais défunts – bien qu’une génération les sépare – se sont parlé en présence du chef de l’État nigérian, manifestement désireux de réussir un « coup » à la Thabo Mbeki. Las : Olympio, qui était venu seul au rendez-vous sans se faire accompagner de son candidat Akitani Bob, manière évidente de signifier l’ascendant politique (et financier) qu’il exerce sur ce dernier, n’a, semble-t-il, guère apprécié la légère différence de traitement protocolaire entre lui et le jeune Faure. Informé des premiers résultats partiels de l’élection de la veille, Obasanjo avait en effet placé Gnassingbé à sa droite et Olympio en face. En outre, il est désormais clair que la discussion à trois – et en anglais, Gilchrist Olympio refusant de s’exprimer en français même lors du court tête-à-tête qu’il a eu avec Faure – n’a pas permis de dégager un accord minimal entre les protagonistes, lesquels n’ont signé aucun communiqué conjoint. Et pour cause : si Faure Gnassingbé se savait élu, Olympio n’a, lui, cessé de plaider pour une reprise du scrutin. Malgré le forcing d’Obasanjo, qui après s’être absenté un instant est revenu en compagnie de journalistes pour médiatiser une déclaration finale, sorte de wishful thinking qu’il a été le seul à prononcer (« ils se sont mis d’accord pour que le vainqueur, quel qu’il soit, forme un gouvernement d’union nationale »), il va de soi que les dés étaient pipés. Résultat : Gilchrist Olympio s’est senti piégé, au point de remettre en cause dès le lendemain le bien-fondé de la rencontre, quitte à s’aliéner la sympathie d’Obasanjo. Quant à Faure, tout heureux de voir ce dialogue de sourds tourner à son avantage, il ne cachait pas sa satisfaction. « Nous volons de victoire en victoire ! » confiait ainsi le fils d’Eyadéma dans l’avion du retour, une flûte de champagne à la main…
Une semaine plus tard, le gâchis de cette occasion manquée est patent. Entre une opposition malade de ses chefs – ou plutôt de son chef – et un pouvoir entaché d’un péché originel, celui d’une succession dynastique « civilisée » par un scrutin contesté ; entre une capitale frondeuse attirant sur elle l’oeil de tous les médias et un pays profond aux réflexes légitimistes ancrés depuis quarante ans, la fracture est ouverte. Comme en Côte d’Ivoire hier, les ressortissants étrangers, Français, Libanais, mais aussi Nigériens ou Burkinabè, rendus coupables des ingérences supposées de leurs gouvernements respectifs dans la crise, constituent autant de cibles potentielles de la xénophobie ambiante. Comme en Côte d’Ivoire surtout, c’est le peuple qui trinque. Peut-être, sans doute, aurait-il fallu pour ce pays une vraie transition consensuelle de une à deux années avant de tourner la page Eyadéma, le temps que les esprits s’apaisent et qu’une autre génération politique émerge de part et d’autre. Mais avec qui ? Imposée par qui ? Faure et Gilchrist étaient pressés, la Cedeao et l’Union africaine aussi, la France se cachait et l’Europe regardait ailleurs…
Même si demain, hypothèse la plus probable, Lomé retrouve un semblant de calme et par là même renoue avec le scénario politique de la fin des années Eyadéma – un pouvoir en place disposant de l’appareil coercitif de l’État, et une opposition qui, quelle que soit la volonté du président investi, refuse de dialoguer avec lui et même de le reconnaître – rien dans le fond n’aura été réglé. Les investissements, le développement, l’argent, ce qui en somme manque le plus à ce peuple exsangue, ne viendront pas tant qu’il apparaîtra que tout peut, du jour au lendemain, être remis en cause. Au Togo, hélas ! si l’on veut bien croire qu’un minimum de prospérité favorise la démocratie (l’expérience n’a jamais pu être tentée), l’inverse semble bien chimérique. Intime connaisseur de ce cercle vicieux africain, l’ancien Premier ministre centrafricain Jean-Paul Ngoupandé l’a résumé en une formule choc : « Les démocraties de la faim sont des démocraties sans lendemains. »

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