Premiers tumultes de la décolonisation

Pressions américaines en faveur des indépendances, création de la Ligue arabe, montée du nationalisme au Maroc… Autant de signes d’un monde nouveau que les autorités françaises n’ont pas su percevoir.

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 8 minutes.

Ce 8 mai 1945 où l’Europe célèbre la fin, pour ce qui la concerne, des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, surviennent en Algérie les premiers événements sanglants d’une ère nouvelle qui sera, tout autant que de la guerre froide, celle de la décolonisation. Il n’y a rien là qui serait dû à une simple coïncidence.
En effet, l’avenir des colonies est à l’ordre du jour de la conférence de San Francisco, où les délégués de cinquante pays sont réunis depuis deux semaines afin de jeter les bases de l’Organisation des Nations unies. Les peuples colonisés, ou leurs ressortissants « politiquement conscients », placent leurs espoirs dans cette conférence, dont ils attendent qu’elle leur octroie une indépendance au moins relative ou progressive.
Les signes n’ont pas manqué pour susciter et conforter cette espérance, venant surtout des États-Unis d’Amérique, première nation décolonisée devenue la première puissance mondiale. Le 14 août 1941, près de quatre mois avant Pearl Harbour, le président américain Franklin Roosevelt, élaborant avec le Premier ministre britannique Winston Churchill ce qu’on allait appeler la Charte de l’Atlantique, obtint la signature de son interlocuteur sur un document dont le point 3 (sur 8) ne reflétait pas très fidèlement les vues britanniques sur les questions coloniales : « [Les signataires] respectent le droit de chaque peuple à choisir la forme de son gouvernement et espèrent que les droits souverains et l’autonomie de gouverner seront restitués à ceux qui en ont été privés par la force. » Les services américains d’information distribueront un million d’exemplaires de ce texte, traduit en arabe, à travers l’Algérie, après le débarquement allié en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942.
Rencontrant Churchill de nouveau, à Casablanca, Roosevelt eut un entretien le 22 janvier 1943 avec le sultan marocain Mohammed ben Youssef, qu’il encouragea à demander la levée du protectorat français.
L’intention de Roosevelt était de faire proclamer, à San Francisco, la tutelle de l’ONU naissante sur tous les territoires dépendants que les colonisateurs n’étaient pas prêts à affranchir, ce statut provisoire étant une étape vers l’indépendance. Cela répondait aux attentes de la plupart des nationalistes. Le président avait obtenu un accord de principe sans enthousiasme de Churchill à Yalta, le 11 février 1945, mais il est mort deux semaines avant l’ouverture de la grande conférence des cinquante États. La délégation américaine, soutenue seulement par celle de l’Union soviétique, n’obtiendra que la mise en tutelle des territoires qui étaient déjà sous mandat de la SDN, ainsi que des colonies italiennes, ce qui ressemble beaucoup à un statu quo.
Sous la présidence du ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire, Georges Bidault – qui achèvera sa carrière politique à la tête de l’OAS -, la délégation française est apparue comme le chef de file du clan conservateur. Pourtant, le 10 juillet 1944, dans une conférence de presse à Washington, le général de Gaulle avait repris à son compte le projet qui avait été repoussé par la fameuse conférence de Brazzaville, au début de l’année, annonçant que l’empire français serait remplacé par « un système de forme fédérale dans lequel la métropole sera une partie ».

En Algérie, cette petite phrase aurait pu être perçue comme un signal positif par les nationalistes modérés. Mais qui l’a entendue ? D’ailleurs, la voilà vite démentie.
Dans les trois départements français d’outre-Méditerranée, l’ordre colonial a été maintenu avec une sévérité accrue pendant les deux années qu’a sévi le régime de Vichy. C’est à la fin de cette période, au mois d’août 1942, que, le maire de Zéralda, à 25 km d’Alger, ayant fait placarder que la plage était « interdite aux chiens, aux juifs et aux Arabes », cinquante contrevenants furent arrêtés et entassés dans un cachot. Vingt-sept périrent étouffés. Il n’y eut aucune suite judiciaire ni sanction. Ensuite, le Comité français de libération nationale et son successeur, le gouvernement provisoire de la République française, préoccupés par la conduite de la guerre et par la préparation du nouveau régime à établir en métropole après la Libération, ne se sont pas montrés très attentifs aux revendications des « indigènes ».

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Une avancée se produisit, toutefois, sous la forme d’une ordonnance du 7 mars 1944, un mois après la conférence de Brazzaville. La citoyenneté française était accordée à quelque soixante mille musulmans, et le code de l’indigénat, qui réglementait la discrimination, était aboli ; un programme de vingt ans « pour le relèvement moral, social et économique des masses musulmanes » complétait le dispositif. Évidemment, c’était trop peu et trop tard. Cela n’en fit pas moins l’effet d’un chiffon rouge agité devant la minorité européenne soucieuse du maintien de ses privilèges. Quant aux nationalistes, ils conclurent, selon le slogan qui commença à courir : « Mieux vaut nous battre pour notre indépendance que pour libérer les peuples d’Europe centrale du joug nazi. »
Car, sans parler d’une centaine de milliers de prisonniers algériens qui attendaient la fin de la guerre dans des stalags depuis 1940, près du double combattaient dans les rangs de l’armée française ou débarqueraient bientôt en Provence, y compris cette section entièrement algérienne qui serait la première à traverser le Rhin. Et il y avait des milliers de morts.
Il apparaissait que les promesses de réforme du statut colonial qui avaient été faites en contrepartie de la participation de conscrits algériens à la lutte armée en Europe ne seraient pas tenues, sauf à doses homéopathiques. Ce n’est pas la seule raison pour laquelle les positions des partis nationalistes s’étaient durcies pendant la guerre. Par deux fois, sur le territoire métropolitain en 1940 et en Afrique du Nord en 1942, l’armée française avait été battue, même si, la deuxième fois, il s’agissait des troupes de Vichy. Les vainqueurs – allemands puis américains – ne s’étaient pas privés de souligner auprès de leurs interlocuteurs algériens l’affaiblissement du colonisateur aussi bien que le peu de cas qu’il faisait du colonisé.
Ancien président de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, conseiller municipal de Sétif, Ferhat Abbas se défendra avec raison de l’accusation d’avoir rédigé le Manifeste du peuple algérien, qui allait être le point de départ de la relance des revendications nationalistes, sous la dictée de Robert Murphy, le représentant de Roosevelt à Alger. Cela ne veut pas dire qu’il n’avait pas reçu d’encouragements. Ce texte, daté du 10 février 1943, constate amèrement que l’occupation anglo-américaine « a provoqué parmi les Français d’Algérie une véritable course au pouvoir » et que, « devant cette agitation, chacun semble ignorer jusqu’à l’existence même des huit millions et demi d’indigènes ». Il demande l’application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’adoption d’une Constitution algérienne. Mais Abbas et ses amis, élus et notables, qui signent avec lui ne sont pas des va-t-en-guerre. « C’est en puisant, soulignent-ils, dans les richesses morales et spirituelles de la France métropolitaine et dans la tradition de liberté du peuple français que [les soussignés] trouvent la force et la justification de leur action présente. »
C’est tout sauf un brûlot, et le gouverneur Peyrouton engage le dialogue, mettant en place une « commission d’étude économique et sociale musulmane ». Dans la foulée, il fait libérer Messali Hadj, fondateur, en 1926, de l’Étoile nord-africaine, et, en 1937, du PPA (Parti du peuple algérien), qui, dès cette époque, revendiqua l’indépendance. Messali est assigné à résidence à Boghari. Il rencontre Abbas, approuve le Manifeste et y fait inclure un additif stipulant qu’à la fin des hostilités une Assemblée constituante sera élue au suffrage universel.
Messali a, certes, un programme plus radical que celui d’Abbas, des troupes beaucoup plus nombreuses et un parti très structuré, mais il n’est pas libre de ses mouvements, et son PPA est interdit depuis 1939. Abbas ne dispose d’aucune formation politique, mais il parcourt l’Algérie, multiplie les réunions et devient populaire. Le 22 septembre 1943, il frappe un coup spectaculaire : il lance le boycottage, par les élus algériens dont il est, de la session des « délégations financières », l’Assemblée qui délibère du budget. C’en est trop : il est arrêté le 25 et assigné à résidence dans le Sud oranais. Libéré le 2 décembre, il reprend ses tournées et diffuse des tracts. Le 14 mars 1944, il crée les AML (Amis du Manifeste pour la liberté), dont l’objectif est « une République autonome fédérée à une république française rénovée, anticolonialiste et anti-impérialiste ». Il prétendra bientôt avoir collecté cinq cent mille adhésions.

Les 23 et 24 décembre 1944, il s’entretient avec Messali à Chellala, nouveau lieu de résidence forcée du dirigeant du PPA. Il essaie de le convaincre que la France libérée a appris les leçons de l’occupation qu’elle a subie et devient réceptive aux revendications des colonisés, que les ultracolonialistes, compromis avec Vichy, baissent la tête, et que le temps est venu de mobiliser les masses, dont la pression sera suffisante. Messali rétorque que la France ne cédera qu’à la force et n’octroiera que ce qu’on lui arrachera.
Un mois plus tard, les deux hommes rencontrent ensemble Bachir Ibrahimi, président de l’Association des oulémas, composante religieuse du nationalisme. Il est convenu que les trois tendances se rassembleront sous la bannière des AML. Dès lors, le dynamisme des militants du PPA va hisser le vieux parti au premier rang, si bien que les AML ne seront bientôt plus que la vitrine légale du PPA, comme on peut le constater lors du congrès constitutif des AML, les 2 et 3 mars 1945 : une large majorité se prononce pour l’indépendance, contre le projet d’autonomie dans une fédération franco-algérienne.

La tension monte sur le terrain, où se multiplient les manifestations nationalistes. Le 22 mars, la Ligue arabe, formée au Caire par l’Égypte, la Syrie, le Liban, la Transjordanie, l’Irak, l’Arabie saoudite et le Yémen, condamne le colonialisme. En avril, des rumeurs de préparation d’un soulèvement sont rapportées par les services de renseignements français en Algérie. Les autorités organisent des manoeuvres militaires spectaculaires en Grande-Kabylie et dans le Constantinois. Ces mêmes autorités coloniales semblent oublier la leçon des événements de janvier 1944 au Maroc : à la suite de l’adoption d’un manifeste contre le protectorat publié par le parti de l’Istiqlal, plusieurs dirigeants de cette formation nationaliste avaient été exilés en Corse ; les émeutes qui s’étaient ensuivies dans plusieurs villes au cri de « Libérez Balafrej ! » et la répression avait causé la mort de quatre Français et de plusieurs dizaines de Marocains. Le 21 avril, Messali est expédié à Brazzaville. À Sétif, en prévision des manifestations du 1er mai, on prépare les pancartes : « Libérez Messali ! »

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