Pourquoi Gbagbo dit oui

Pour la première fois depuis dix ans, la présidentielle prévue pour le 30 octobre sera ouverte à tous. Ainsi en a décidé le chef de l’État après plusieurs mois de guérilla politique. Sans lever toutes les hypothèques sur l’organisation du scrutin. Un autr

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 7 minutes.

«Uniquement pour l’élection présidentielle d’octobre 2005, conformément à la lettre du médiateur sud-africain, les candidats présentés par les partis politiques signataires de l’accord de Marcoussis sont éligibles. En conséquence, M. Alassane Dramane Ouattara peut, s’il le désire, présenter sa candidature à l’élection présidentielle d’octobre 2005. » Cette déclaration, qui a suscité des scènes de joie chez les partisans de l’ex-Premier ministre de Félix Houphouët-Boigny, était attendue depuis 1995.
Deux présidents de la République, un coup d’État, plusieurs tentatives de putsch, une guerre civile, des destructions matérielles, des pertes humaines et une décennie de descente aux enfers plus tard, Laurent Gbagbo vient d’accepter ce qu’il a jusqu’ici refusé, et auquel s’étaient peu ou prou opposés ses prédécesseurs Henri Konan Bédié et Robert Gueï. Pour l’annoncer, l’actuel numéro un ivoirien s’y est pris de manière singulière. D’abord prévu pour le 3 mai, puis avancé au 27 avril, le « discours à la nation » de Gbagbo est intervenu vingt-quatre heures plus tôt que prévu. Le choix de la date n’est pas innocent. Le 26 avril s’ouvrait à New York une session du Conseil de sécurité des Nations unies avec, à l’ordre du jour, l’état d’avancement de la médiation de Thabo Mbeki et du processus de paix en Côte d’Ivoire. Soucieux de fournir des éléments concrets à l’organe onusien, le chef de l’État sud-africain a convaincu son homologue ivoirien, après de longues conversations téléphoniques, d’avancer son allocution.
Ce 26, en début d’après-midi, le palais présidentiel du Plateau, à Abidjan, a été vidé de ses travailleurs. Dans la « Salle des ambassadeurs » de l’ancien antre d’Houphouët, Marie-Laure Digbeu, de la télévision nationale, et Pierre Ignace Tressia, de la radio, ont installé leurs caméras et micros. Étaient également présents le chef du cabinet présidentiel Eugène Allou, le médecin personnel du chef de l’État Blé Christophe, et le leader des « Jeunes patriotes » Charles Blé Goudé. Enregistré aux environs de 17 heures – exactement au moment où Aziz Pahad, le vice-ministre sud-africain des Affaires étrangères, présentait à New York les résultats de la médiation de son président -, le discours tant attendu n’a été annoncé que vers 19 heures, à une heure de sa diffusion, par la télévision ivoirienne.
La précision est importante : le chef de l’État s’est exprimé avant de recevoir la délégation de l’Assemblée nationale conduite par son président Mamadou Koulibaly, dernière étape du long marathon de « la consultation du peuple » initiée par Gbagbo – celle des forces de défense et de sécurité étant ajournée. Après s’y être opposé au lendemain des accords de Marcoussis de janvier 2003 et d’Accra III de juillet 2004, le chef de l’État accepte aujourd’hui de régler la question de l’éligibilité de Ouattara. Isolé comme il ne l’a jamais été depuis l’éclatement de l’insurrection armée en septembre 2002, le numéro un ivoirien ne pouvait s’aliéner son homologue sud-africain après avoir éreinté la diplomatie française, braqué l’Union africaine (UA), découragé la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), dessaisi de facto les chefs d’État ouest-africains…
Gbagbo ne pouvait tenir plus longtemps seul contre tous. C’est d’ailleurs ce que n’ont cessé de lui répéter, outre Mbeki, les rares interlocuteurs qui lui tendaient encore une oreille attentive et compréhensive : le président de la Commission de l’UA Alpha Oumar Konaré, le secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie Abdou Diouf, ses homologues ghanéen John Kufuor et angolais Eduardo Dos Santos. Mais également Mouammar Kadhafi, dont le numéro un ivoirien s’est beaucoup rapproché au cours de ces derniers mois. Il lui a rendu visite les 23 et 24 avril (comme pour requérir son avis avant de se prononcer) après avoir plusieurs fois dépêché auprès de lui son ancien ministre de la Défense, Moïse Lida Kouassi. À en croire certains de ses proches, il s’agit pour le chef de l’État ivoirien de chercher à gérer l’équation Blaise Compaoré par Kadhafi interposé, qu’il veut par ailleurs avoir de son côté dans la perspective de l’échéance électorale d’octobre prochain.
Sans doute aurait-il fait l’économie d’une telle démarche si l’éligibilité d’Alassane Ouattara n’avait été continûment contestée depuis dix ans. Pourquoi avoir attendu que se produisent tant de dégâts ? À qui la faute ? Les responsabilités semblent largement partagées dans la classe politique ivoirienne. Henri Konan Bédié, président de la République de février 1993 à décembre 1999, est l’inspirateur de la dangereuse théorie de l’ivoirité dans le dessein d’exclure de toute compétition électorale Ouattara, qui a eu « l’outrecuidance » de lui disputer l’héritage d’Houphouët. Renversé par un coup d’État, emporté par le climat de tension qu’il a créé, il a eu pour successeur le général Robert Gueï, de décembre 1999 à octobre 2000, qui a persévéré dans le registre de « l’exclusion électorale » pour s’éterniser dans la maison qu’il s’était pourtant engagé à balayer avant de la restituer.
Arrivé au pouvoir à l’issue d’une élection « calamiteuse », après une parenthèse militaire vécue dans un climat de guerre civile, Gbagbo a hérité du « problème Ouattara », dont il s’est servi aussi longtemps que cela lui était politiquement profitable. Pour en être victime, Ouattara n’est pas moins responsable, aussi, d’une telle situation : il est l’homme autour de qui tournent directement ou indirectement tous les problèmes de la Côte d’Ivoire depuis une décennie.
Tombé dans la mare où de vieux caïmans s’entre-déchirent pour s’accaparer de l’héritage du vieux crocodile de Yamoussoukro, le jeune Guillaume Soro, leader des Forces nouvelles qui se sont soulevées contre le pouvoir de Gbagbo, a eu raison avant de la gâcher. Si les idéaux à l’origine de son combat, qu’il expose dans un livre – Pourquoi je suis devenu un rebelle, Hachette, mai 2005 -, sont louables, son choix de recourir aux armes et son intransigeance dans le règlement de la crise ont fini par occulter le désir de justice au nom duquel il affirme se battre.
Vont-ils tous, cette fois-ci, « arrêter le massacre » ? Si l’Ivoirien lambda d’Abobo ou d’Adjamé, éprouvé par des années d’insécurité chronique et de détérioration de ses conditions de vie, veut y croire, certaines incertitudes demeurent.
Prévu le 30 octobre prochain, le premier tour de l’élection présidentielle – qui devrait marquer la véritable fin de la crise – risque de ne pouvoir se tenir à cette échéance dans un pays où aucun acte de mise à jour des listes électorales n’a encore été posé. Tandis que le désarmement de l’ex-rébellion ainsi que le redéploiement de l’administration et le retour de la population dans les zones qu’elle a fuies vont nécessiter plusieurs mois. L’organisation du processus électoral annoncée le 26 avril par le chef de l’État soulève de nouveaux différends. L’opposition est hostile à toute gestion des listes électorales par l’Institut national des statistiques, dans laquelle elle voit un instrument à la solde du futur candidat Gbagbo dirigé par des proches du chef de l’État. Les questions de nationalité et d’identification – réglées par les accords de paix – ne sont pas encore traduites en lois, et les acteurs politiques peinent à s’entendre sur la simple composition de la Commission électorale indépendante pourtant arrêtée d’un commun accord à Marcoussis.
Comment, dans le climat qui prévaut à Abidjan, organiser dans de bonnes conditions de sécurité le retour de Ouattara et de Bédié en exil en France depuis plusieurs mois ? Le camp présidentiel, apparemment en phase avec Gbagbo sur l’acceptation de la participation de tous à la future élection, va-t-il jouer le jeu jusqu’au bout ? Certains boutefeux proches du chef de l’État manifestent déjà de sérieuses réticences. Mamadou Koulibaly, qui a eu de longs échanges avec Gbagbo, a accepté sans approuver. Si Charles Blé Goudé s’est emmuré dans un silence inhabituel, et a fait dans la discrétion du porte-à-porte pour « raisonner » ses troupes, il est peu sûr qu’il puisse, dans les mois houleux qui s’annoncent, les tenir à l’écart de leur terrain de prédilection : la rue.
Sur instruction expresse du « patron » à son retour de Pretoria, le camp présidentiel se tourne vers l’échéance présidentielle. Gbagbo consulte de nombreuses personnalités, cherche un directeur de campagne… Si la rumeur avance le nom de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Amara Essy, le chef de l’État n’a pas encore arrêté son choix. Une seule certitude : il a confié à des proches qu’il ne sortirait pas du Front patriotique ivoirien (FPI), son parti. Une décision qui procède d’une logique : Laurent Gbagbo entend se positionner non pas comme le patron d’une formation politique, mais comme un leader national, défenseur de la Côte d’Ivoire agressée, candidat de l’intérieur par opposition aux « candidats de la France » (entendez Bédié et Ouattara). Pour élargir sa base électorale, il travaille à une recomposition du champ politique et part à la pêche de porteurs de voix dans les autres familles politiques. Des barons du Parti démocratique de Côte d’Ivoire comme Maurice Séri Gnoléba, Mathieu Ekra et Camille Alliali seraient prêts à rouler pour Gbagbo. Tout comme des cadres plus jeunes du parti houphouétiste comme l’ex-ministre Niamien Yao. Éric Kahé, dissident de l’Union pour la paix et la démocratie en Côte d’Ivoire (UPDCI), va s’engager aux côtés du chef de l’État. Celui-ci se rapproche également d’un autre dissident potentiel, cette fois-ci du PDCI, Charles Konan Banny.
Dans le camp d’en face, Bédié et Ouattara mettent la dernière main sur un projet d’accord politique. La politique reprend ses droits, après plus de trente mois tout au long desquels les Ivoiriens ont joué à se faire peur.

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