Pape Diouf: « Je suis une exception! »
Les footballeurs noirs sont légion dans les championnats européens. Les dirigeants ou les entraîneurs, beaucoup moins. Le parcours du nouveau patron de l’Olympique de Marseille est donc à tous égards atypique. Entretien.
Il a commencé sa carrière comme postier à Marseille, avant de devenir journaliste sportif de talent, puis agent de joueurs. Depuis le 2 février, le Sénégalais Pape Diouf (54 ans) est le numéro un de l’Olympique de Marseille, le club de football français le plus prestigieux – mais aussi le plus tourmenté. Rencontre avec un président atypique.
J.A./L’INTELLIGENT : Votre parcours tient du miracle, non ?
PAPE DIOUF : Je suis devenu journaliste par hasard. Employé aux PTT de Marseille, j’ai fait la connaissance d’un inspecteur des services, Toni Salvatori, passionné de foot comme moi. En 1970, il m’a introduit au quotidien La Marseillaise, auquel il collaborait. J’ai commencé à écrire sur le basket avant d’intégrer la rubrique football, que j’ai fini par diriger. Ensuite, j’ai rejoint L’Hebdomadaire, un périodique lancé le dirigeant socialiste Michel Pezet pour concurrencer Le Provençal, le journal du député-maire Gaston Deferre. Enfin, j’ai collaboré pendant un an au quotidien parisien Le Sport [aujourd’hui disparu].
À la fin des années 1980, Joseph-Antoine Bell, le gardien de but des Lions indomptables camerounais, et Basile Boli, le stoppeur de l’équipe de France, jouaient à l’OM. Ils m’ont demandé de m’occuper de leur carrière. J’ai longtemps hésité avant de devenir agent de joueurs, craignant la mauvaise réputation attachée à cette profession. En 1989, je me suis lancé et j’ai créé ma société, Mondial Promotion.
Douze ans plus tard, j’ai été approché par les dirigeants de l’OM : d’abord, Robert Louis-Dreyfus, l’actionnaire majoritaire, puis Christophe Bouchet, qui, en avril 2002, lui a succédé à la présidence. Après avoir refusé à deux reprises, j’ai fini par accepter, en mars 2004, de devenir manager sportif. Mon amitié pour Bouchet, que je connais depuis la fin des années 1980, à l’époque où Bernard Tapie dirigeait l’OM, a beaucoup compté dans ma décision. Tout comme le cosmopolitisme qui prévaut à l’OM et à Marseille.
Qu’est-ce qui vous fait courir ? La réussite, la fortune ?
L’amour du foot ! C’est ce qui m’a toujours motivé depuis le temps où, lycéen à Dakar, je lisais le Miroir du Football. Par la suite, j’ai eu la chance de pouvoir combiner ma passion et mon boulot. Mais il faut reconnaître que, depuis quarante ans, notre sport a beaucoup, beaucoup changé.
Dans un club à la réputation sulfureuse et un milieu où les pratiques douteuses ne sont pas rares, vous conservez une réputation de rigueur, d’intégrité et d’indépendance d’esprit. Ces compliments vous touchent-ils ?
Et comment ! On a beau être « blindé », lorsque les commentaires à votre endroit sont sincères, élogieux, et vont tous dans le même sens, vous êtes forcément ravi. Je reste fidèle à mes convictions. Le pouvoir et l’argent peuvent fait évoluer un homme, l’inciter à réfléchir autrement, mais, fondamentalement, ils ne le changent pas.
Bernard Tapie soutient que vous êtes « le communiste qui a le mieux saisi les règles du capitalisme »…
Ça, c’est la verve du personnage ! J’entretiens avec Tapie des relations régulières, pas tout à fait amicales, mais agréables et sympathiques. Nous avons de l’estime l’un pour l’autre. Nous nous sommes connus quand je collaborais à La Marseillaise, le quotidien communiste local, d’où le raccourci. Mais je n’ai jamais eu la carte du PCF ! À l’époque, nous autres, jeunes Africains, vivions pleinement la décolonisation et soutenions les mouvements d’indépendance dans les colonies portugaises. On adhérait aux idées d’Amilcar Cabral, le libérateur de la Guinée-Bissau, et à son combat pour la dignité. Le PCF affichait son soutien aux luttes tiers-mondistes et je m’en sentais proche. Quant au capitalisme… Sans doute ma réussite comme agent et la prospérité de Mondial Promotion ont-ils fait de moi, aux yeux de Tapie, un capitaliste.
Depuis votre installation à la tête de l’OM, avez-vous été confronté au racisme ?
Je ne l’ai jamais ressenti, ni de la part du public ni de la part du personnel du club. Que le racisme existe à Marseille, c’est indiscutable, mais je l’ai peut-être davantage subi quand je n’étais qu’un émigré anonyme. Aujourd’hui, quand les gens me reconnaissent, ils me parlent surtout de l’OM, mais ce ne serait peut-être plus le cas si les choses venaient à mal tourner. Christophe Bouchet, qui n’est ni africain ni noir, a été menacé et très durement agressé par certains « supporteurs ».
En Europe, voire en Afrique, les entraîneurs noirs ne courent pas les stades. Il y a eu Jean Tigana, il y a actuellement Frank Rijkaard et Ruud Gullit, et c’est à peu près tout. Le « muscle » serait-il nécessairement noir et le « cerveau » blanc ?
C’est une anomalie qu’il sera difficile de corriger. De très nombreux Noirs ont joué dans le championnat de France. Beaucoup y ont démontré un grand talent et de remarquables qualités humaines. Mais une fois leur carrière terminée, ils n’ont pas réussi à trouver leur place dans les structures dirigeantes et/ou techniques. On peut citer le cas de Joseph-Antoine Bell et de Bernard Lama, deux grands gardiens de but et deux fortes personnalités… Alors, oui, pour le moment, le muscle reste black ; la raison et l’intelligence sont confisquées par les Blancs. C’est une injustice. Suis-je une exception ? Certainement.
Quand vous étiez journaliste, vous défendiez le beau jeu et l’esprit offensif. Aujourd’hui, vous ne semblez pas trop regardant sur le jeu de votre équipe…
Je ne suis en place que depuis un an et j’ai besoin d’une période d’adaptation. Par principe, je ne souhaite pas m’impliquer directement dans la gestion technique de l’équipe, même si je suis responsable du recrutement des joueurs. La vérité est que je suis confronté à tellement d’urgences que je n’ai pas le temps d’entreprendre tout ce que j’ai envie de faire. Je rêve de voir l’OM produire un jeu construit, offensif et spectaculaire, mais, pour l’instant, il s’agit d’en poser patiemment les bases.
Depuis votre arrivée aux affaires, les « catastrophes » se sont multipliées : vente de Didier Drogba, démission de José Anigo, limogeage de Christophe Bouchet, affaires Lizarazu et Barthez…
À mon arrivée, je ne pensais pas être confronté à autant de situations explosives en aussi peu de temps. Le départ de Drogba n’a pas été compris et a été sévèrement commenté. José Anigo, ne l’oublions pas, est marseillais, il était difficile de le faire bouger sans provoquer de remous. L’éviction de Christophe Bouchet fut un autre pataquès auquel s’est ajoutée l’affaire Barthez… Mais je n’ai jamais intrigué ni manoeuvré. Les luttes de clans – un « sport » très prisé à Marseille – ne m’intéressent pas. Je m’efforce de rester moi-même et de régler chaque problème comme je pense devoir le faire, en tenant le discours de circonstance.
L’OM pourra-t-il vivre un jour sans psychodrame permanent, comme n’importe quel grand club européen ?
L’OM est un club méditerranéen, comme le FC Barcelone. La différence avec le Barça, ce sont les structures. Là-bas, elles sont bien en place et fonctionnent même en cas de turbulences. Le président ou l’entraîneur peuvent changer chaque saison, la stabilité du club n’en est pas affectée. Ici, tout changement d’hommes entraîne un changement de structures.
Vous avez couvert la Coupe d’Afrique des nations en 1984, puis suivi la CAN 2004, en Tunisie. Le football africain a-t-il évolué ?
Côte d’Ivoire 1984 reste mon plus beau souvenir personnel. La compétition s’était déroulée dans l’esprit du jeu. Même une petite équipe comme le Malawi avait bien joué au ballon et avait révélé des joueurs époustouflants. L’ambiance était saine, conviviale, fraternelle même.
Par la suite, au fil des éditions, la CAN est devenue une compétition cadenassée, en raison de la professionnalisation des équipes participantes. C’est un paradoxe, alors que tous les observateurs s’accordent à dire que le foot africain a progressé. Bien sûr, les joueurs africains n’ont aujourd’hui plus aucun complexe à nourrir par rapport aux autres, mais la vérité est que les meilleurs d’entre eux ont été formés en Europe, où on leur a inculqué des conceptions de jeu contraires à leur goût inné pour l’offensive et la création. Résultat : la CAN n’est plus qu’une sous-Coupe du monde, sans passion et sans âme.
L’Afrique exporte désormais moins de talents qu’elle n’en importe…
C’est vrai, et ce n’est pas un progrès. La passion a déserté le foot africain. Au Cameroun, en Côte d’Ivoire ou au Sénégal, les matchs de championnat ne font plus recette. Seuls les derbys et les éliminatoires de la Coupe du monde attirent encore les foules. Pourquoi ? D’une part, parce que la plupart des grands joueurs sont recrutés par des clubs européens. D’autre part, en raison de la multiplication des retransmissions télévisées.
Les performances de l’équipe nationale sénégalaise sont loin, par exemple, de refléter le niveau du football local…
C’est vrai, il y a un monde entre la vitrine (les Lions) et la réalité des différents championnats. L’actuel ministre de tutelle en est tellement conscient qu’il a entrepris de mettre en place des structures plus performantes…
Pourtant, centres de formation et écoles de football poussent comme des champignons…
Soyons positifs : dès lors que des jeunes sont regroupés et encadrés par de bons, ou même de moins bons, formateurs, ils ne sont plus dans la rue. Le rêve de devenir professionnel les motive et le fait de pratiquer leur sport de manière plus ou moins organisée les fait progresser. Le football national devrait en tirer profit, mais ce n’est pas le cas, parce que beaucoup de formateurs ne sont animés que par un esprit de lucre. Il est indispensable de réglementer la création et le fonctionnement de ces centres, et d’exiger de ceux qui les dirigent un minimum de compétences.
En raison de la mondialisation du football, l’Afrique est de plus en plus contrainte de produire des joueurs formatés pour le marché européen, des « monstres physiques », selon le mot de Bell…
Je le déplore. On recherche aujourd’hui des joueurs africains costauds et rapides. En somme, le contraire des Abedi Pelé, Salif Keita ou Roger Milla. Ces joueurs-là étaient des dribbleurs, des créatifs, pas des armoires à glace ou des bulldozers. Comment, dans ces conditions, s’étonner de la régression du niveau technique d’ensemble ?
Le professionnalisme existe-t-il réellement en Afrique ?
Le professionnalisme ne consiste pas à simplement rémunérer les joueurs, ce serait trop simple. J’ai du mal à imaginer un pays africain organiser un championnat professionnel à l’européenne. Qu’on commence par mieux utiliser les ressources existantes et, surtout, qu’on évite de prendre ses désirs pour des réalités !
Le 7 mars dernier, d’anciens responsables et partenaires de la fédération sénégalaise ont été placés sous mandat de dépôt pour diverses malversations commises entre 2001 et 2003…
La corruption ne concerne, hélas ! pas que le football. Les pratiques douteuses sont quotidiennes, du haut en bas de l’échelle. La nature même de certains régimes les favorise, et l’impunité est très souvent la règle. Le foot africain ne peut certes pas se prévaloir d’une gestion rigoureuse, mais, dans la mesure où il ne draine pas énormément d’argent, il ne suscite pas de gros appétits. Au Sénégal, par exemple, les affaires dont vous parlez restent ponctuelles.
Envisagez-vous de rentrer un jour au Sénégal ?
Il m’aurait été difficile de trouver au Sénégal un terrain favorable aux différents métiers que j’ai exercés. Mais je n’ai jamais coupé les ponts ni avec mon pays ni avec ma famille. À l’issue de mon expérience avec l’OM, peut-être sera-t-il temps de retourner au pays. Pour mieux le connaître et lui apporter une aide, à distance, dans mes domaines de compétence.
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