Out of Africa

L’île aux épices paraît à mille lieues du continent, pourtant tout proche. Sans doute est-ce pourquoi elle se cherche encore une identité.

Publié le 3 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

Un boutre fend de sa voile le soleil qui se couche sur le port de Stone Town. Des adolescents sautent sur un pneu de camion échoué sur la plage. Le bruit des vagues et les cris des enfants, qui profitent des derniers instants de lumière pour se baigner, percent le silence d’une ville qui se prépare à la nuit. Tout semble calme sur l’île d’Unguja, la plus grande de l’archipel de Zanzibar. Sourire aux lèvres, les habitants accueillent le visiteur d’un « karibu » (« bienvenue ») sonore, serrent les mains et proposent des services divers et variés. Des ruelles ombragées de la médina aux plages paradisiaques de l’Est ou du Nord, les Zanzibaris ont compris que le musungu (le Blanc, en swahili) était leur mine d’or, aujourd’hui la principale source de devises, alors que le girofle, qui fit la gloire et la richesse de « l’île aux épices », ne rapporte plus un clou.
Pour les visiteurs, tout semble simple sur cette île que les tour-opérateurs leur vendent comme la destination « romantique qui invite au voyage ». Une apparence que les Zanzibaris s’attachent à soigner, pour ne pas mêler les touristes en quête de paradis à leurs problèmes quotidiens. Parmi ces derniers, la question zanzibarie n’échappe pourtant à personne. Même si Unguja n’est qu’à quelques heures de bateau et à une vingtaine de minutes d’avion de Dar es-Salaam, le voyageur, une fois le pied sur l’île, a l’impression d’avoir fait un très long voyage vers le Nord-Ouest. Zanzibar n’est pas l’Afrique. Sa capitale ne ressemble à aucune cité du continent, son architecture rappelle le Moyen-Orient, et les figures métissées de ses habitants renvoient l’image d’un peuple à part.
Pourtant, depuis 1964, malgré son histoire particulière et les influences successives des Portugais, des sultans d’Oman et, plus tard, des Britanniques, Zanzibar appartient à la République unie de Tanzanie. Sur le mainland (surtout, ne pas dire Tanganyika), on tient à respecter l’unicité de la citoyenneté, mais, dans l’archipel, on est zanzibari avant d’être tanzanien. Question de vocabulaire, peut-être, mais les revendications d’autonomie du principal parti d’opposition, le Civic United Front (CUF), trouvent un écho auprès de la population, qui pourrait préférer le modèle fédéral à l’actuelle Constitution de la Tanzanie. Union de deux États indépendants, elle est dotée d’un exécutif bicéphale : le gouvernement de l’Union sur le continent et le gouvernement révolutionnaire de Zanzibar sur l’archipel. Les Affaires étrangères et la Défense relèvent du gouvernement de l’Union. Aujourd’hui, le Chama Cha Mapinduzi (CCM) est au pouvoir dans l’archipel comme sur le continent. Malgré l’entente politique, on reconnaît, du côté zanzibari, les difficultés inhérentes au système : levée des impôts problématique, répartition des royalties des revenus miniers mal définie, divergences de vue sur les besoins de la population. C’est sur ces différences entre « Tanzaniens » et Zanzibaris ainsi que sur les particularités culturelles et économiques de l’île qu’insistent les dirigeants du CUF, à quelques mois des élections d’octobre, à l’issue desquelles les Zanzibaris désigneront à la fois leur président et celui de l’Union.
Si la Tanzanie se distingue dans la région des Grands Lacs par une vie politique stable, Zanzibar fait figure de bête noire au pays de Nyerere. Les premières élections multipartites en 1995 et en 2000, gagnées par le CCM et contestées par le CUF, ont donné lieu à des affrontements, mettant en péril la fragile économie de l’île. Cette année, on craint que l’histoire se répète. Et on redoute que l’Union européenne ne suspende son aide, comme elle l’avait fait en 1995 en dénonçant les irrégularités. Malgré la Muafaka, un accord politique signé en 2001 entre les deux partis, malgré la création d’une commission électorale indépendante et l’enregistrement électronique des électeurs, l’atmosphère reste tendue. « Nous ne nous laisserons pas voler les élections une troisième fois, quitte à ce que le sang coule », prévient Djihad Abdoulaye, un responsable du CUF, candidat aux législatives dans le Nord-Est. « Les Zanzibaris veulent du changement. » Le secrétaire général du parti, Seid Shariff Hamad, affirme : « Les Zanzibaris sont assis sur une bombe. Si elle explose, les conséquences sont inimaginables. »
Retranchés sur leurs positions, les partis ont du mal à dialoguer. Malgré l’insistance des autorités sur les progrès effectués (en 1995 et 2000, il n’existait pas de listes électorales), le CUF annonce déjà le trucage des élections, appelant la communauté internationale à surveiller le scrutin. De son côté, le CCM en appelle aux mêmes observateurs étrangers pour contrer un islamisme rampant dans l’archipel, imputé à certains extrémistes d’une opposition dont il dénonce les provocations. « Je reproche au CUF d’utiliser sa plate-forme religieuse à des fins politiques », explique Mansoor Yussuf Himid, ministre CCM de l’Eau, de la Construction, de l’Énergie et des Terres du gouvernement zanzibari.
Alors que 97 % des habitants sont musulmans, la question de l’islam est devenue pomme de discorde depuis l’attentat de Dar es-Salaam en 1998 et l’arrestation de quelques habitants de l’île de Pemba (deuxième île de l’archipel, considérée comme la base électorale du CUF) par les services secrets américains dans le cadre de la lutte antiterroriste. La proximité historique entre Zanzibar et la péninsule Arabique en devient louche. Les voiles noirs qui semblent remplacer de plus en plus les khanga traditionnels colorés sur les têtes des femmes suffisent aux détracteurs du CUF pour dénoncer l’enfermement d’une société que l’histoire et la géographie avaient placée au confluent de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique.
Mais le véritable problème se constate dans les rues de Stone Town. Les portes arabes ornées de ferronnerie, les fenêtres aux grilles en fer forgé, les anciens minarets, la « Maison des merveilles », ancien palais du sultan qui domine l’île de sa grandeur, rappellent les heures de gloire d’une civilisation en pleine expansion. Les ruelles sinueuses et les entrepôts du port indiquent qu’autrefois s’y négociaient des contrats mirifiques à l’abri d’oreilles indiscrètes. Mais les sacs en plastique noir, les sprays antimoustiques usagés et les capsules de bouteilles de Coca-Cola jonchent désormais les rues, et les enfants se mettent petit à petit à quémander. Aujourd’hui, Zanzibar dépend uniquement d’une économie fragile et contestée : le tourisme. « Nous sommes des gens conservateurs et réservés, explique Mansoor Yussuf Himid. Nous avons notre code de conduite, nos habitudes, notre religion, notre humilité et notre hospitalité. Il ne faut pas les perdre. Le tourisme est en train de remplacer ce qui assurait notre croissance. Et les jeunes sont influencés par ces visiteurs. » Sans compter les dégâts de cette industrie sur les ressources en eau de l’archipel et sur la gestion des terres, le développement de la pauvreté chez les paysans… Depuis une dizaine d’années, les habitations de fortune commencent à faire leur réapparition sous forme de bidonvilles.
Alors le gouvernement tente de relancer l’agriculture. Il essaie de renouer avec l’autosuffisance alimentaire, de mettre en place une zone de libre-échange pour favoriser les investissements. L’espoir mis dans la renaissance du marché commun d’Afrique de l’Est est grand. Et on préfère ne pas trop penser à l’échéance électorale. « On commence à évoquer la formation d’un gouvernement de coalition, explique Zakia Hamdani Meghji, ministre du Tourisme du mainland. Zanzibar est une. Les gens peuvent avoir des opinions divergentes, être CCM ou CUF. Mais il faut qu’ils dialoguent. »

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