Kemal Dervis Programme des Nations unies pour le développement

Il est parvenu à relever la Turquie d’une grave crise économique. À la tête du (Pnud), sera-t-il le champion de la lutte contre la pauvreté ?

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

E n 2001-2002, Kemal Dervis fut l’homme providentiel de la Turquie. Sera-t-il aussi le champion de la lutte contre la pauvreté ? C’est ce qu’espère Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, qui, le 26 avril, l’a choisi « au sein d’un groupe mondial » de candidats – tous « remarquables », bien sûr – pour succéder au Britannique Mark Malloch Brown à la tête du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Il ne manque plus qu’un vote de l’Assemblée générale pour que Dervis soit intronisé. Les susceptibilités nationales ayant été au préalable ménagées, ce devrait, sauf coup de théâtre, être une formalité.
À 56 ans, ce familier des institutions internationales – il a passé vingt-deux ans à la Banque mondiale – entamera donc au mois de septembre un mandat de quatre ans (2005-2009). Contrairement à une règle non écrite mais tacitement observée jusque-là, le nouvel administrateur n’est pas originaire d’un pays donateur (États-Unis ou Grande-Bretagne), mais d’un pays où le Pnud intervient activement. Néanmoins, quel que soit l’honneur fait à la Turquie, qui ambitionne d’occuper sur la scène planétaire une place digne de sa position géostratégique, et qui, en juin 2004, est parvenue à imposer l’un de ses ressortissants, Ekmeleddin Ihsanoglu, au secrétariat général de l’Organisation de la conférence islamique, la situation reste sous contrôle… américain. Car Dervis a davantage vécu à Washington qu’à Istanbul, sa ville natale. Il y a tissé tout un réseau de relations dans les cercles financiers internationaux. Et c’est à la bibliothèque du Congrès qu’il a rencontré son épouse, Catherine Stachniak, une Américaine d’origine juive polonaise, dont le charme et l’élégance fascinèrent la presse turque lors de leur parachutage à Ankara, en 2001, en pleine tourmente financière.
À l’époque, Dervis avait choisi de démissionner de la Banque mondiale pour sauver son pays au bord de la faillite. Comme ses ancêtres paternels, qui, naguère, gérèrent avec brio les finances de l’Empire ottoman (le plus célèbre fut le grand vizir d’Abdülhamid Ier, au XVIIIe siècle), il aime agir par devoir. Et comme son père homme d’affaires, il croit dans les vertus du libre-échange. Tempéré, toutefois, par des préoccupations sociales : « Je crois que l’humanité est une immense famille, dit-il. Bien que j’adore la Turquie et que je sois un patriote, j’ai toujours cru aux valeurs de la sociale-démocratie internationale. » Ses amis voient dans ce credo l’influence de sa mère, mi-néerlandaise mi-allemande, qui, révoltée par l’idéologie nazie, partit s’installer en Anatolie pour y donner des cours d’anglais.
Autres valeurs auxquelles l’ex-vice- président de la Banque mondiale, qui parle couramment l’anglais, l’allemand et le français, est attaché : celles de l’Union européenne, à laquelle il rêve de voir adhérer la Turquie. Son père, marqué comme toute sa génération par le laïcisme de Kemal Atatürk et, à ce titre, admirateur de la Révolution française, l’envoie très tôt étudier en France. En 1966, il obtient son baccalauréat (mention bien) à l’académie de Grenoble. En 1970, il décroche le diplôme de la London School of Economics and Political Science, puis gagne les États-Unis. Muni d’un Ph.D d’économie de l’université de Princeton, il rentre en Turquie en 1974 et devient le conseiller du Premier ministre Bülent Ecevit, par ailleurs leader du Parti républicain du peuple (CHP, centre-gauche). Lorsqu’en 1976 il repart pour les États-Unis, il est loin de se douter que, vingt-cinq ans plus tard, il retrouvera à la tête du gouvernement ce même Ecevit, toujours aussi irascible, mais âgé et malade.
Professeur à Princeton, Dervis entre à la Banque mondiale en 1977. Au milieu des années 1990, en tant que directeur du département Europe centrale, il supervise les programmes de l’institution – et ceux de l’UE – pour la reconstruction de la Bosnie, se montrant d’autant plus sensible aux questions balkaniques que sa famille paternelle est de souche albanaise. Sa stratégie ? « Aider les Bosniaques à s’aider eux-mêmes. » Ce qu’il accomplira plus tard en Turquie s’inscrit dans la même logique : optimiser l’aide internationale et faire en sorte que les États défaillants élaborent leurs propres solutions pour surmonter la crise.
En 1996, il accède à la vice-présidence de la Banque. D’abord chargé de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, il s’occupe, à partir de 2000, de la lutte contre la pauvreté et publie de nombreux ouvrages. L’ancien président mexicain Ernesto Zedillo et l’économiste Francis Fukuyama ont salué le dernier d’entre eux (For a Better Globalization, 2005) pour l’inventivité des solutions qu’il préconise pour résoudre le problème de la réorganisation des Nations unies.
Mais Dervis va bientôt passer de la théorie à la pratique. Un dimanche du mois de mars 2001, de très bonne heure, le téléphone sonne. Sa femme lui tend le combiné, exaspérée : « Peux-tu dire à ton ami qui se fait passer pour le Premier ministre turc de ne pas nous faire des blagues de si bon matin ? » En fait, ce n’est pas du tout une blague. À l’autre bout du fil, Bülent Ecevit le supplie d’accepter le ministère de l’Économie et des Finances. Depuis le mois précédent, la Turquie traverse la plus grave crise de son histoire : une instabilité politique chronique, un endettement gigantesque et l’octroi hasardeux de crédits bancaires ont fragilisé son économie. Sous le coup d’attaques spéculatives, la monnaie chute de 50 % face au dollar. Les taux d’intérêt et la dette publique explosent, l’inflation atteint des sommets, le PIB se contracte de près de 7 %. Le pays est au bord du gouffre. Dervis accepte de relever le défi. Il quitte la Banque mondiale et prend le premier avion pour Ankara, non sans avoir consulté le secrétaire américain au Trésor. Sage précaution : c’est grâce au Fonds monétaire international (FMI) et, partant, aux Américains, qu’il va obtenir un prêt d’urgence de 16 milliards de dollars et mettre sur pied un programme de stabilisation.
Fin 2001, il a gagné son pari : le système bancaire est assaini, l’inflation jugulée, et la reprise s’amorce. Même si la population, gravement paupérisée, lui est moins favorable que les milieux d’affaires, elle lui sait quand même gré de son action. Dervis, ce technocrate intègre, travailleur et cosmopolite, s’essaie à la politique, mais ne trouve pas sa place au sein d’une nomenklatura minée par la corruption et les querelles intestines.
Bien que très malade, Ecevit se cramponne à son poste pendant que ses ministres démissionnent les uns après les autres. En juillet 2002, Dervis veut démissionner à son tour, mais le président de la République le conjure de n’en rien faire : s’il part, la Bourse s’effondre. Toujours par devoir, Dervis reste à la barre du navire jusqu’à ce que le Premier ministre se résigne, en août, à convoquer des législatives anticipées. Il hésite alors entre le Parti de la nouvelle Turquie d’Ismail Cem, son ancien collègue des Affaires étrangères, et le Parti républicain du peuple (CHP) de Deniz Baykal. Fidèle à ses idéaux, il redoute que son ralliement à l’un ou à l’autre ne divise la gauche face à un Parti de la justice et du développement (AKP) en plein essor. Cela n’empêchera pas ce dernier de remporter les élections de novembre.
Baykal appelle Dervis à ses côtés mais n’entend pas lui laisser le champ libre. Désarmé face aux intrigues politiciennes, il se borne à se faire élire député d’Istanbul et, depuis, multiplie les interventions en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’UE. En 2002-2003, il a représenté son parti et le Parlement turc à la Convention sur l’avenir de l’Europe, chargée de la rédaction de la Constitution européenne.
À la tête du Pnud (présent dans 166 pays avec un budget de 3 milliards de dollars), il aura fort à faire, à en juger par les objectifs fixés en 2000 par les Nations unies lors du Sommet du millénaire : réduire de moitié, d’ici à 2015, la proportion de la population vivant dans l’extrême pauvreté, travailler à l’instauration d’une meilleure gouvernance démocratique et à la protection de l’environnement, lutter contre la propagation du VIH-sida…
Américain de carrière, Européen de culture, musulman (mais laïc convaincu), libéral aux préoccupations sociales, spécialiste des questions de développement qui peut se targuer d’une expérience réussie sur le terrain, Kemal Dervis a tout pour plaire. Il lui reste maintenant à convaincre.

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