Jalal Talabani: « Instaurer une république islamique est impossible »

Premier président kurde de l’histoire du pays, a confié à notre confrère britannique Jim Muir, de la BBC, son analyse – prudemment optimiste – de la situation créée par les élections législatives du 30 janvier.

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 10 minutes.

Que représente pour les Kurdes d’Irak le fait que vous soyez aujourd’hui président de la République ?

JALAL TALABANI : Cela signifie d’abord que les Kurdes ont désormais les mêmes droits que les autres, qu’ils ne sont plus des citoyens de seconde zone. Ils voient que leurs frères arabes leur reconnaissent le droit d’accéder à un poste élevé, au plan national. […] Enfin, ils peuvent se dire que le sang de leurs martyrs n’aura pas coulé en vain.

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Votre lutte est-elle terminée ou n’est-ce qu’une étape ?

JT: Elle continuera aussi longtemps que nous vivrons. Mais aujourd’hui, elle vise à la réalisation d’un certain nombre d’objectifs : rétablissement de la sécurité, reconstruction du pays, respect de la démocratie et des droits de l’homme, mais aussi, amélioration des conditions de vie des Kurdes par la consolidation des progrès accomplis au Kurdistan irakien depuis une dizaine d’années [dans la zone d’exclusion aérienne créée à l’issue de la première guerre du Golfe].

Tous les Kurdes irakiens rêvent de l’indépendance. Le processus actuel constitue-t-il une étape dans cette direction ?

JT: Je pense, au contraire, que les Kurdes se sont prononcés en faveur d’une fédération. Les désirs sont une chose, la réalité en est une autre. Bien sûr, tous les Kurdes rêvent de l’indépendance, mais quand ils veulent obtenir des résultats concrets, ils votent pour la liste kurde [unifiée] partisane d’une fédération dans le cadre de l’Irak. Le fait que le président de l’Irak soit un Kurde signifie que les Kurdes vont faire profiter le pays de leur expérience, qu’ils vont « irakiser » le développement du Kurdistan et renforcer l’unité de l’Irak.

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Vous êtes avocat, défenseur des droits de l’homme et, à ce titre, opposé à la peine de mort. Signerez-vous la condamnation de Saddam Hussein à la peine capitale ?

JT: Personnellement, non. Mais vous savez qu’il y a aussi deux vice-présidents et que nous devons décider d’un commun accord. Mais, bien sûr, je pourrais m’absenter, partir en vacances et laisser les autres décider. J’ai personnellement signé une pétition en faveur de l’abolition de la peine de mort dans le monde et je respecte ma signature […].

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Vous ne signerez pas sa condamnation, mais demanderez-vous que sa peine soit commuée ?

JT: J’ai dit ce que j’avais à dire, mais, pour être franc avec vous, personne ne m’écoute. Mes deux vice-présidents, le gouvernement [sortant] et le Parlement sont tous favorables à l’exécution de Saddam Hussein, avant même que le tribunal l’ait jugé. Je ne pense pas que je serai suivi.

Vous subissez beaucoup de pressions pour libérer des prisonniers et amnistier les insurgés. Y consentirez-vous ?

JT: Je ne peux pas le faire seul, il doit y avoir un accord entre la présidence et le gouvernement. Selon moi, trois catégories de personnes combattent le nouveau régime démocratique. La première, ce sont les terroristes de Zarqaoui, d’al-Qaïda, d’Ansar al-Islam et d’Ansar al-Sunna, tous ces groupes fondamentalistes qui ont entrepris une guerre d’extermination contre les chiites et les Kurdes. Ils sont les ennemis du peuple irakien, ce sont des criminels qui doivent être punis, éradiqués et chassés d’Irak.
Le deuxième groupe est composé de personnes mécontentes de certaines mesures prises par le gouvernement, par des officiers ou par des responsables locaux. Elles peuvent facilement être intégrées au processus démocratique.
Le troisième groupe, ce sont les baasistes. Avec les baasistes prosyriens, il est possible de trouver un terrain d’entente : ils ont été de notre côté, dans l’opposition, et ils se sont battus contre la dictature. […] Mais avec les baasistes « pro-Saddam », il nous est très difficile de trouver un accord, car ils rêvent encore de rétablir la dictature, ce à quoi s’oppose, bien sûr, la grande majorité des Irakiens.

Pourriez-vous au moins les amnistier, afin qu’ils cessent de prendre part à ces opérations de déstabilisation ?

JT: Depuis les élections [législatives] du 30 janvier, qui ont marqué un tournant dans l’histoire du peuple irakien, beaucoup de ceux qui avaient été obligés de prendre les armes contre le nouveau régime démocratique commencent à le regretter et espèrent bénéficier d’une amnistie pour revenir à la vie civile. Nous devons leur permettre de réintégrer le processus démocratique. Mais, pour cela, il faut que la présidence, le gouvernement et le président du Parlement soient sur la même longueur d’ondes.

Quelle sera votre position ?

JT: Je ferai de mon mieux pour convaincre mes collègues qu’il faut adopter une politique d’ensemble – idéologique, militaire, bien sûr, mais aussi économique – à l’égard de ceux qui combattent le régime. […]

Jusqu’où doit aller la « débaasification » de l’administration et de l’armée ?

JT: Les baasistes prosyriens ont eu leurs martyrs et ont beaucoup souffert. Ils ont pleinement le droit de s’engager dans la vie publique et d’être traités comme des patriotes. Pour ce qui est des pro-Saddam…

En réalité, c’est ce dernier qui a mis fin à l’existence du parti Baas : il a tué des centaines de ses cadres et des dizaines de ses leaders, qui étaient les vrais baasistes.

JT: Seul a subsisté le parti du pouvoir. Et le gouvernement obligeait tout le monde à adhérer au parti. Nous devons donner à ces centaines de milliers de personnes le droit d’être des citoyens irakiens.

Enfin, il y a une bande de criminels, qui doivent être traduits en justice.

JT: Mais les baasistes et les ex-baasistes doivent être exclus du ministère de la Défense, de l’armée et de la police, car ils pourraient être tentés de fomenter un nouveau coup d’État. On doit verser une pension à ceux qui sont à la retraite et respecter ceux qui ont été mutés. Mais on ne doit pas leur permettre de réintégrer l’armée.

Mais certains ont déjà été réintégrés !

JT: En effet, et je le regrette. Il y a des centaines d’officiers libres qui étaient en contact avec nous [l’opposition]. Certains ont été exécutés parce qu’ils complotaient contre Saddam […]. Mais on ne doit pas autoriser ceux qui restent fidèles à Saddam à regagner leurs postes.

Est-ce ce point qui vous divise et qui a retardé la formation du nouveau gouvernement ?
Certains disent qu’on doit bannir les baasistes de toutes les fonctions publiques. Je pense, pour ma part, qu’on doit autoriser ceux qui n’ont pas commis de crimes à réintégrer leurs emplois civils : les universitaires, les professeurs, les médecins, les ingénieurs… Nous devons utiliser leurs compétences dans l’intérêt du peuple irakien, voire les « débaasifier ». Pour moi, la « débaasification » consiste avant tout à se défaire de l’idéologie du parti Baas, qui était fondée sur la dictature.

JT: Quel est le meilleur moyen de mettre un terme à la violence ?
Il faut une politique d’ensemble, qui soit relayée par les médias, le dialogue politique, l’économie. Les forces armées ne doivent plus se livrer à certaines pratiques contraires aux droits de l’homme. Nous devons convaincre nos voisins qui soutiennent les insurgés qu’il ne s’agit pas d’un mouvement de résistance, mais d’un mouvement qui commet des crimes contre le peuple irakien, et que les aider ne fera que retarder le départ des forces de la coalition.

Quand les forces irakiennes seront-elles en mesure de se passer des commandements américain et britannique ?

JT: À mon avis, les forces irakiennes – civiles et gouvernementales – sont déjà capables d’en finir avec l’insurrection et le terrorisme. Mais le gouvernement sortant [d’Iyad Allaoui] avait le sentiment qu’il ne fallait pas avoir recours à des forces civiles, que cela ne devait pas profiter, par exemple, aux peshmergas [combattants kurdes], à la brigade Badr [chiite], aux milices des anciens partis d’opposition… […] À plusieurs reprises nous avons proposé d’assurer la sécurité de l’acheminement du pétrole irakien de Kirkouk à la frontière. Et, dans la région de Latifiya, la brigade Badr était prête à éliminer les terroristes. Mais le gouvernement Allaoui et les Américains s’y sont opposés.
Si nous comptons uniquement sur les forces de sécurité et la police irakiennes, cela prendra du temps pour les former, car on s’y est très mal pris au début. On a recruté des gens sans vérifier s’ils étaient des démocrates sincères et s’ils étaient loyaux envers le nouveau régime. Des centaines d’entre eux, qui étaient des partisans de Saddam, ont détalé dès qu’ils se sont retrouvés face aux terroristes.

Les Américains et le gouvernement n’ont pas voulu de cette solution, mais maintenant que vous êtes au pouvoir, serez-vous en mesure de l’imposer ?

JT: Si nous ne sommes pas capables d’éliminer ces groupes terroristes avec notre police et notre nouvelle garde nationale, nous devrons faire appel à des volontaires, et je crois que des centaines de milliers de personnes nous rejoindront. […] Mais il faut avant tout une politique d’ensemble. J’ai commencé à en parler avec certains partis et personnalités sunnites pour les convaincre de participer au processus démocratique et ils m’ont donné leur accord. Ils ont même proposé que leur président sortant, Ghazi al-Yawar, soit leur représentant à la présidence, ce que j’ai accepté. Le président du Parlement est un sunnite qui a reçu leur agrément. […] Nous pouvons les convaincre de se joindre à nous. Ils sont prêts à assurer la sécurité dans leur zone. Pourquoi pas ? Nous devons leur faire confiance.

Avec la multiplication des milices, ne risque-t-on pas d’aboutir à une fragmentation de l’Irak ?

JT: Partout dans le monde, quand un pays est confronté à des difficultés, les civils sont protégés, outre par l’armée, par des milices et des partisans. […] Nous pouvons dépendre de ces milices un certain temps, puis les intégrer dans l’armée ou les réintégrer dans leurs emplois précédents.

En parlez-vous avec les Américains ?

JT: Bien sûr. Maintenant, nous sommes indépendants. C’est notre devoir de le faire. […] Nous ne pouvons pas laisser faire les terroristes pendant des années sous le prétexte que nous n’avons pas assez de forces gouvernementales.

L’une de vos prochaines priorités sera d’élaborer une nouvelle Constitution qui posera les fondations du nouvel Irak. À quels problèmes risquez-vous d’être confrontés ? Quel sera, par exemple, le rôle attribué à l’islam ?

JT: Il me semble que nous sommes tous à peu près d’accord pour dire que l’islam doit être la religion d’État, qu’il doit être l’une des sources du droit et que l’identité islamique du peuple irakien doit être respectée. […] Heureusement, les partis islamistes ne réclament pas l’instauration d’un régime islamique. Ils se satisfont du compromis que nous avons trouvé à l’époque du Conseil transitoire de gouvernement.
Leur faites-vous confiance ? De nombreux Irakiens sont convaincus qu’ils ne rêvent que d’instaurer une république islamique…
Ils ne le peuvent pas. En Irak, c’est impossible : il y a des Kurdes, des Arabes, des chiites, des sunnites, des chrétiens, toute une mosaïque sociale. Nous ne sommes pas l’Iran.

S’ils tentaient de le faire, l’Irak éclaterait ?

JT: Oui.

Vous êtes le premier président kurde d’Irak…

JT: C’est la première fois qu’un Kurde est démocratiquement élu à la tête d’un pays arabe. Mais je me sens irakien et mon devoir est de travailler pour les Irakiens de toutes origines. Je suis le président des Kurdes, des Arabes, des Turkmènes, des chrétiens, des yazidis, des sabiis, des musulmans, des sunnites, des chiites – de tous les Irakiens.

Toute votre vie, vous avez été un homme politique actif. Or on dit que les fonctions du président sont symboliques. Allez-vous être un président symbolique ?

JT: Cela ne correspond pas à la réalité, et c’est ce que les gens ne comprennent pas. Dans la Constitution provisoire de mars 2004, soixante-dix articles portent sur le rôle du président. Celui-ci incarne la souveraineté de l’Irak et a son mot à dire sur tous les grandes questions nationales, il est le commandant en chef de l’armée et peut intervenir dans la marche du gouvernement.
Nous [le président et les vice-présidents] ne sommes pas parvenus au pouvoir en tant que simples individus. Nous représentons de grandes forces politiques. Personnellement, je représente plusieurs millions de Kurdes. Adel Abd al-Mahdi [le vice-président chiite] représente le Conseil suprême de la révolution en Irak, qui a obtenu plus de 2 millions de voix aux élections du 30 janvier. Et Cheikh Ghazi al-Yawar [le vice-président sunnite] est le représentant d’une grande tribu, si ce n’est de tous les sunnites. On ne peut vraiment pas dire que notre présence soit symbolique.

Vous vous êtes battu pendant cinquante ans. Maintenant que vous êtes président, que ressentez-vous ?

JT: En fait, je me suis battu pendant cinquante-huit ans pour la démocratie en Irak et pour les droits des Kurdes, en prônant parfois l’autonomie, parfois la solution fédérale dans le cadre d’un État démocratique. Je n’ai jamais rêvé de devenir président (je voulais être professeur d’université), mais certains de mes rêves se sont réalisés. Un nouvel Irak est apparu. Nous vivons aujourd’hui dans un pays démocratique. Le droit des Kurdes à vivre dans un cadre fédéral est reconnu. Les Irakiens sont débarrassés de l’une des pires dictatures de tous les temps, ils jouissent de leurs droits et de toutes sortes de libertés. La presse est libre.
La situation de notre pays est unique au Moyen-Orient. En ce qui me concerne, j’espère mener mon combat jusqu’à son terme, voir vivre un Irak démocratique, fédéral, uni et prospère. Et aussi voir mes compatriotes vivre dans la paix et la prospérité, et les immenses richesses du pays bénéficier à tous les Irakiens.

Propos recueillis par Jim Muir (BBC)

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