Dans la presse, ni vu ni entendu

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

En 1945, on aurait tendance à l’oublier à l’heure de la télévision et d’Internet, la presse est encore, et de très loin, le principal instrument d’information aussi bien des élites que de l’ensemble de la population. Voilà pourquoi une lecture attentive des journaux de l’époque renseigne assez bien sur la façon dont les événements de Sétif et de Guelma ont pu être rapportés et donc perçus, au moins dans un premier temps, par ceux qui n’étaient pas « sur le terrain ». Le constat, on va le voir, est éloquent.
Certes, le papier, à Paris, était alors sévèrement rationné. Ne pouvant paraître que sur quatre pages ou, très exceptionnellement, huit, les quotidiens nationaux étaient contraints de passer sous silence de multiples événements sans que ce fût l’effet d’une quelconque censure. Certes, les événements de Sétif et de Guelma coïncidèrent avec une actualité mondiale évidemment d’une tout autre densité historique. Il n’en reste pas moins que de tels massacres n’avaient pas de précédent dans l’empire colonial français depuis que la conquête était achevée. N’y avait-il pas de quoi attirer l’attention de quelques journalistes et hommes politiques métropolitains ? Il n’en fut rien.
Ne prenons pour exemple qu’un journal peu suspect d’être inféodé à la droite colonialiste. Dans ses éditions datées des 8, 9 et 10 mai 1945, Le Monde titre successivement – et légitimement – sur toute la largeur de la première page : « L’Allemagne a capitulé », « Le triomphe des Alliés » et « Les fêtes de la victoire ». Il faut attendre le numéro des 13 et 14 mai pour qu’un écho, au demeurant sibyllin, soit fait aux événements du Constantinois. On lit simplement, dans le communiqué du Conseil des ministres, que « le gouvernement a approuvé les instructions adressées par le ministre de l’Intérieur au gouverneur général de l’Algérie concernant le maintien de l’ordre dans les trois départements ». Pourquoi ces instructions et en quoi consistent-elles ? Mystère.
Il faudra attendre le 15 mai pour que paraisse enfin un article un tant soit peu explicite, curieusement titré, comme pour annoncer des détails sur des faits déjà rapportés : « L’émeute sanglante de Sétif ». La première phrase est un morceau d’anthologie de la littérature coloniale : « Bien qu’il soit encore trop tôt pour établir un véritable bilan des graves incidents qui viennent d’ensanglanter la région de Sétif, on peut préciser que le principal foyer d’agitation s’est trouvé situé entre Sétif et la mer, c’est-à-dire dans les montagnes sauvages et grandioses de la Petite-Kabylie peuplée de tribus berbères incultes et misérables, où existent seuls de petits centres de colonisation. »
Les 18 et 24 mai, deux articles, signés Jacques Driand, s’ouvrent en une, sous le titre : « La crise nord-africaine ». Hélas ! ils ont été écrits avant les événements et tout juste actualisés, si l’on peut dire, au bout d’un paragraphe au demeurant contestable : « L’agitateur Ferhat Abbas, interné puis libéré, a pu se faire honneur de sa captivité, éditer un journal et y battre le rappel des indigènes contre la France. C’est auprès de son fief que le sang vient de couler au cours de scènes incroyables de sauvagerie. »
En Algérie même, une telle occultation des événements qui se sont déroulés dans le Constantinois pourrait sembler impossible : Alger n’est qu’à quelques heures d’automobile du théâtre des massacres et, de plus, il existe des journaux dans la région où ils ont eu lieu. Erreur ! Les lecteurs du plus grand quotidien de la colonie, L’Écho d’Alger, tout comme ceux du principal journal de gauche, Alger républicain, ne seront pas mieux informés que les métropolitains. Plus étonnant encore, du moins au premier abord : à en juger par le contenu de l’édition du soir de La Dépêche de Constantine (titre : La Dernière Heure) entre mai et juillet 1945, les habitants de Constantine et de ses environs ne seront eux-mêmes pas plus tenus au courant des massacres ni des événements qui les ont provoqués.
Déjà, c’est frappant et prémonitoire, aucun des trois quotidiens du territoire cités ci-dessus n’a jamais évoqué les graves incidents, avec mort d’hommes, qu’a entraînés la répression des manifestations nationalistes du 1er mai. Et ce n’est que le jeudi 10 mai qu’un minuscule article d’une quinzaine de lignes prévient, sous le titre « Agression à main armée dans la région de Sétif », les lecteurs d’Alger républicain qu’un communiqué du gouvernement général – donc des autorités coloniales – dénonce « une agression sur les populations qui fêtaient la victoire dans la ville de Sétif et dans les environs ». Pas de quoi s’inquiéter d’ailleurs, puisque, selon la même source, « la police, avec le concours de l’armée, maintient l’ordre et arrête les responsables ». Le même jour, dans L’Écho d’Alger, on évoque, en une dizaine de lignes tout au plus et en dernière page, de « regrettables incidents à Sétif » où « des éléments troubles d’inspiration et de méthodes hitlériennes se sont livrés à des agressions à main armée sur les populations qui fêtaient la victoire ».
Si, dans le Constantinois, on n’est pour ainsi dire pas informé par la presse des événements de Sétif et de Guelma et encore moins de la répression qu’ils ont provoquée – elle n’est jamais mentionnée -, à Alger, en revanche, les journaux évoquent petit à petit à partir du 11 et surtout du 14 mai les « agressions » contre les Européens, en général pour signaler que des officiels sont allés saluer les dépouilles des victimes, pour annoncer que « l’ordre est définitivement rétabli » et pour faire savoir que des manifestations de loyalisme de musulmans – très peu probantes d’ailleurs si on lit entre les lignes – ont eu lieu. Donc l’affaire est grave, mais, comme on veut minimiser manifestement tout ce qui pourrait donner l’impression que l’audience des nationalistes est importante, on l’attribue à l’« action d’une poignée de provocateurs » à laquelle « la majorité de la population musulmane est étrangère » (Alger républicain du 17 mai).
Les lecteurs des journaux d’Alger, eux non plus, ne seront évidemment jamais mis au courant de l’ampleur et de la férocité de la répression, sinon par antiphrases. La première fois où l’on parle enfin précisément des victimes musulmanes de la répression, c’est le 30 juin. Mais ce jour-là, dans Alger républicain, c’est pour reprendre la déclaration d’un officiel selon lequel « la rapidité et l’efficacité de la répression ont beaucoup frappé les esprits et donné lieu à toutes sortes de rumeurs et légendes ». Parmi ces « légendes », on cite celles qui veulent que ces victimes soient « 5000, 10 000 et même 30 000 » et que « des milices civiles auraient procédé à des exécutions massives ». Car le nombre total des musulmans tués se situe au maximum « entre 1200 et 1500 ». Il va sans dire que ce dernier bilan supposé des victimes indigènes n’est pas considéré comme bien grave. Pour L’Écho d’Alger du même jour, ceux qui parlent de la répression participent tout simplement à une « odieuse campagne contre la colonisation ». n

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