Croisades oecuméniques

Film prochrétien ou promusulman ? Ni l’un ni l’autre. « Kingdom of Heaven » de Ridley Scott, qui sort dans le monde entier en ce début de mai, est d’abord une production à grand spectacle.

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

Peut-on traiter dans un film pour le grand public un sujet éminemment passionnel tel que les croisades sans susciter de polémiques ? On aura peut-être la réponse à cette question à la fin de la première semaine de mai, après la sortie mondiale de la dernière superproduction de Ridley Scott, Kingdom of Heaven (« Le Royaume des cieux »). Les producteurs hollywoodiens de la 20th Century Fox, en tout cas, seront sans doute ravis si ce long-métrage qui se passe à la fin du xiie siècle à l’époque de Saladin et du roi franc de Jérusalem Baudouin IV devait provoquer la controverse. Publicité oblige.
On peut en être tout à fait certain, à vrai dire, puisque les financiers américains du film semblent avoir tout fait pour qu’il en soit ainsi, en préparant le terrain depuis fort longtemps. Près d’un an avant la sortie du film, ainsi, en juillet et août derniers, d’opportunes fuites ont permis au scénario du film de circuler. Et elles ont déjà conduit comme par hasard des musulmans et des chrétiens très sourcilleux à émettre les uns et les autres des critiques contre le contenu de Kingdom of Heaven dans les journaux anglo-saxons. Cela avant même que le montage de l’oeuvre soit terminé, sans donc que l’on puisse juger comment Ridley Scott a mis en scène et fait interpréter ce scénario, qu’il n’a d’ailleurs pas écrit lui-même.
Ces critiques n’étaient pas modérées. Par exemple, l’historien britannique Jonathan Riley-Smith, la plus grande autorité académique de son pays sur les croisades, a déclaré qu’à sa connaissance l’intrigue du film prend de telles libertés avec la réalité qu’elle en devient « ridicule » et « idiote ». Elle présenterait d’ailleurs « les musulmans comme des gens raffinés et civilisés et les croisés comme des brutes et des barbares ». Pour ne pas être en reste, un spécialiste de l’islam à la California University de Los Angeles a assuré pour sa part au New York Times qu’au contraire l’oeuvre véhiculait sans retenue « les stéréotypes hollywoodiens sur les Arabes et les musulmans », montrés comme « arriérés et stupides » et « incapables de pensées et de comportements complexes ».
Qu’en est-il en fait ? Comme on pouvait s’en douter, ces positions extrêmes et contradictoires se révèlent fort peu pertinentes à la vue du résultat final, que nous avons pu visionner à quelques semaines de la sortie du film. Non pas parce que ces avis sont insoutenables : on peut trouver ici ou là une scène ou une autre sur l’écran pour soutenir que Kingdom of Heaven est, au choix, plutôt pro-chrétien ou plutôt pro-musulman. Mais une telle lecture « sérieuse » et pointilleuse des divers plans est dénuée de sens pour ce long-métrage qui se veut avant tout un film d’aventure ou de guerre fonctionnant selon les règles et l’esthétique du péplum.
L’histoire, certes, est fondée, avec une certaine vraisemblance historique, sur le destin de quelques grands personnages réels. Kingdom of Heaven raconte comment Balian, un jeune forgeron français qui vient de perdre sa femme et son enfant et par voie de conséquence sa foi en Dieu, décide, après avoir retrouvé son père jusque-là inconnu, le croisé Godefroy d’Ibelin, de suivre ce dernier jusqu’en Terre sainte. Nous sommes après la deuxième croisade, alors qu’une paix fragile règne au Moyen-Orient grâce aux efforts du roi chrétien de Jérusalem Baudouin IV, malheureusement lépreux et donc proche de la mort, et du légendaire chef musulman Saladin, aussi vaillant que fin politique.
Devenu chevalier, Balian, qui a recueilli le titre et les terres de son père tué dans une embuscade sur le chemin de la Ville sainte, se met au service de son roi, dont il apprécie la tolérance, le sens du compromis… et la superbe soeur, l’étrange et séduisante Sibylle. Mais, aussi bien dans les armées chrétiennes que dans celles commandées par Saladin, des fanatiques qui veulent à tout prix exterminer l’ennemi infidèle s’emploient à briser la trêve en cours par tous les moyens. Le cruel Renaud de Châtillon et ses alliés templiers, des jusqu’au-boutistes qui n’hésiteront pas pour cela à attaquer sauvagement une caravane pacifique, parviendront à leurs fins : après ce massacre, la guerre reprend. Balian, en désaccord avec ce bellicisme qu’il estime suicidaire, refusera de partir sur le champ de bataille, mais s’occupera de la défense désespérée de Jérusalem, qui sera bientôt reprise, à l’issue d’une extraordinaire bataille, par les armées musulmanes.
Bien que se voulant réaliste, ce scénario assez simpliste, qui fait apparaître à la fois des héros positifs et de sinistres « méchants » dans les deux camps, a surtout pour objet de permettre une multiplication de scènes « de genre » : des combats ou des batailles – fort bien réalisées d’ailleurs -, des reconstitutions spectaculaires de la vie en terre sainte à l’époque, des négociations serrées entre dirigeants chrétiens et musulmans, quelques histoires sentimentales, etc. En un mot, si vous avez aimé Gladiator, le plus connu des récents films à succès de Ridley Scott, vous aimerez Kingdom of Heaven. Les paysages (de fait marocains, en général autour de Ouarzazate, et espagnols) sont magnifiques, les décors (la reconstitution de Jérusalem à Essaouira ou de divers bâtiments et instruments d’époque dans les divers lieux de tournage) sont remarquables, et les costumes (15 000 tenues réalisées spécialement pour les acteurs et les innombrables figurants) sont impressionnants. Quant au casting, avec Orlando Bloom, la star du Seigneur des anneaux et de Pirates des Caraïbes, dans le rôle de Balian, Ghassan Massoud, grand nom du cinéma syrien, dans celui de Saladin, ainsi qu’Eva Green, Jeremy Irons et quelques autres pointures pour jouer des personnages secondaires, il est très hollywoodien.
Il ne faut évidemment pas chercher de fortes prises de position théologiques ou une lecture renouvelée des croisades dans un tel film, où tout le monde parle anglais bien sûr. Certes, le réalisateur britannique soutient qu’il a voulu, au-delà du divertissement, rendre hommage aux qualités de tolérance de ses principaux héros et faire apparaître la noirceur et le manque de clairvoyance des fauteurs de guerre dans les deux camps. Mais ce plaidoyer pour la modération et ce prêche pour les vertus de l’oecuménisme s’apparentent plus à la promotion d’une morale de boy-scouts fort peu compromettante qu’à une tentative de donner une véritable dimension éthique à une oeuvre évoquant une guerre de religions.
Kingdom of Heaven n’a de vraiment monumental, on l’aura compris, que ses effets spéciaux, ses bons sentiments et son budget. Et son ambition commerciale. L’entreprise, scénario compris, n’étant pas indigne et la mise en scène, tout à fait efficace, ne rechignant pas au spectaculaire, il est bien possible que ce film connaisse une carrière honorable sur les écrans. Mais celle-ci – au grand dam des producteurs ? – ne devra probablement rien à d’éventuelles polémiques dérisoires que ce qu’on voit sur l’écran ne paraît pas justifier. Tant mieux.

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