Comme un éclair dans la nuit de la Shoah

Sur les murs du nouveau musée de l’Histoire de l’Holocauste de Yad Vachem, à Jérusalem, les visages d’un monde que les nazis voulaient effacer à jamais.

Publié le 2 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Si les démons du Ciel s’abattaient sur la Terre, ce pourrait être ainsi, comme une hache de pierre qui fendrait les montagnes, des hommes, crachant des nuages de feu, qui réduiraient en cendres, dans les villes et les villages, le brouhaha joyeux des enfants à l’école, les commerçants postés sur le seuil de leurs boutiques, les familles en costumes pour la bar-mitsva du garçon, les manifestants qui défilent derrière les banderoles appelant, en yiddish, à un « avenir meilleur », les maillots des sportifs sur la piste des stades, les cuisinières surprises à leurs fourneaux. Puis, la paix revenue, la vie reprendrait. Le temps, l’oubli et les nouvelles de tant d’autres crimes commis ailleurs feraient leur oeuvre, on irait jusqu’à douter qu’une telle horreur se fût un jour produite et qu’elle palpite, à jamais, dans notre humanité commune. Pourtant, ces millions de victimes avaient bien, chacune, un visage, une voix, et son bourreau, un nom.
Sur la « Colline du souvenir », à Jérusalem-Ouest, dans le Mémorial de Yad Vachem, le nouveau musée de l’Histoire de l’Holocauste tente un pari presque impossible : arracher un monde englouti à l’anonymat des statistiques en redonnant leurs traits, soixante années après la fin de ce cauchemar, à des êtres fondus dans d’insoutenables monceaux de cadavres ; rendre audible le message des derniers survivants ; regarder droit dans les yeux les coupables, pour essayer de trouver une explication.
Il a fallu dix ans à l’architecte israélien Moshe Safdie pour dessiner et pour construire son monumental berceau du souvenir, la même durée dont disposèrent les nazis dans leur folle « mission » de faire disparaître toute trace des juifs – ainsi que des Tziganes, des malades mentaux, des homosexuels et des handicapés – sur la planète. En témoigne aujourd’hui un long tunnel de béton triangulaire – près de 300 mètres -, posé en porte-à-faux sur le sommet d’une colline boisée dominant la ville, dont la partie centrale s’enfonce dans la terre tandis que les extrémités surplombent le vide. Sur toute la longueur de ce prisme, pas une ouverture dans les parois aveugles : seule la pointe supérieure du triangle a été écrêtée, et un mince toit de verre laisse filtrer par le haut les rayons du soleil dans ce couloir de l’ombre.
La visite consiste à remonter d’un bout à l’autre une immense galerie en pente douce (la base du triangle mesure plus de 4 200 mètres carrés) en suivant du sud au nord, de l’obscurité vers la lumière, un parcours ponctué par neuf salles d’exposition souterraines qui constituent autant de chapitres dans le récit de la tragédie. À aucun moment on ne peut se reposer sur l’assurance d’une verticale ou d’un angle droit : les parois obliques, l’inclinaison du sol, en béton brut lui aussi, et les coudes imprévus qui jalonnent le chemin tracé impriment dans le corps du spectateur une perception singulière. Il est rare qu’une architecture porte aussi exactement le sens de ce qui s’y loge : celle de Yad Vachem, qui fracture la colline, est un geste de ciment nu où s’alignent les preuves d’un indicible malheur, comme une violence faite tout à la fois aux hommes et à la nature. Elle suscite le vertige, avant même que l’abomination soit vue, les paroles et les cris, entendus.
Avner Shalev, le conservateur de ce nouveau musée, insiste sur le fait que ses visiteurs – on en attend plus de deux millions chaque année – n’ont plus, d’ores et déjà, dans leur immense majorité, la mémoire directe de l’Holocauste. Lui-même, né à Jérusalem, n’a pas connu ses grands-parents qui furent exterminés. Le deuil ne suffit donc plus : il faut désormais représenter, rappeler, expliquer, dater, situer ce qui s’est produit. Décrire ce paysage habité qui fut plongé dans les ténèbres, tel qu’il était « avant ».
D’où les films qui se juxtaposent dans d’habiles montages sur l’écran triangulaire de la section basse du prisme et qu’on découvre en pénétrant à l’intérieur de la galerie. Là, il ne se passe rien. Rien d’autre, en tout cas, que de courtes séquences qui se télescopent, des images d’amateurs prises dans la rue ou en famille, le spectacle des badauds dans l’Europe de l’Est des années 1930, les préparatifs d’un pique-nique à la campagne, une carriole tirée par un cheval rétif, un rabbin, pourchassé par la caméra, qui s’engouffre dans sa synagogue, des intérieurs surannés, tantôt bourgeois, tantôt rustiques, bref, la vie des gens ordinaires. Des juifs qui furent, pour certains, des parents, pour d’autres, des voisins. Ceux qu’on reverra ensuite, sans jamais plus pouvoir les reconnaître, poussés vers la mort par les gardiens des camps.
À chaque étape du cortège funèbre dont on suit dans ce musée, pas à pas, la lente progression, on retrouve la même volonté de dénoncer sans emphase les ravages de la haine antisémite, non par des « effets » ajoutés ou une dramatisation sonore et scénographique, mais par la simple évocation de ce qui fut. Cette sobriété de ton est partout manifeste, même si l’utilisation des techniques les plus avancées de l’informatique et de l’audiovisuel apporte aux reconstitutions un relief singulier. Ainsi, après qu’on aura traversé l’Allemagne nazie d’avant-guerre et pris connaissance en « détail », documents à l’appui, des auteurs et du contenu de sa politique antijuive, on entre, quelques années plus tard, soit quelques mètres plus loin, dans les premiers ghettos murés de l’Europe de l’Est. Par exemple en Pologne, où l’on va jusqu’à nous faire trébucher sur des pavés disjoints, sillonnés par les rails des tramways, sous la lueur des réverbères. Plus de 100 vidéos, réparties sur le parcours, font entendre, ici le terrible grincement d’un train, là le commentaire d’un témoin rescapé ou la harangue d’un tortionnaire. Pour nombre de ces derniers, une boîte est accrochée à la paroi, à proximité de ses « oeuvres » : quand on ouvre le couvercle, derrière la photo du bureaucrate ou de l’officier, on peut lire des éléments de sa biographie, des passages de ses déclarations ou de ses écrits. Histoire de nous montrer, sans doute, que les martyrs ne sont pas seuls à avoir été défigurés et que ces criminels n’étaient pas tous condamnés, a priori, à devenir des monstres.
La « solution finale » occupe les trois dernières salles de cette remontée de l’Histoire avec les « marches de la mort » et l’univers esquissé des camps de concentration, mais aussi un hommage rendu aux soulèvements des derniers insurgés qui eurent encore la force de se révolter contre la machine barbare. Sans omettre non plus aucun de ces « Justes parmi les nations » dont les efforts acharnés, pendant la guerre, ont permis de sauver des dizaines de milliers de juifs de la déportation. Ils sont ici honorés, tel le diplomate suédois Raoul Wallenberg qui, en poste en Hongrie, réussit à lui seul à soustraire près de cent mille persécutés aux nazis. Sa nièce, devenue l’épouse du secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, était au premier rang de la quarantaine de chefs d’État et ministres qui se sont rendus à Jérusalem, le 15 mars dernier, pour l’inauguration officielle de ce Mémorial.
Avant de déboucher par la section haute du prisme, grande ouverte, celle-là, sur une terrasse gorgée de lumière, on aura encore pu visiter le « Hall des noms ». C’est là qu’on a transporté la mémoire vive de Yad Vachem. Un empilement vertigineux des portraits de disparus couvre une coupole se reflétant dans l’eau noire d’un bassin circulaire. Tout autour, d’innombrables boîtes d’archives contiennent des noms et des témoignages concernant plus de trois millions de disparus. Leurs proches y ont accès grâce aux ordinateurs disposés dans des pièces voisines.
Afin que nul n’oublie, afin que nul ne soit oublié…

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