Une guerre qui vient de loin

Publié le 2 avril 2007 Lecture : 8 minutes.

D’emblée, un phénomène saute aux yeux. Malgré les multiples pressions internationales, les Djandjawids continuent de tuer, de violer et de piller au Darfour. Comme si les 200 000 morts (selon l’ONU) et les 2,5 millions de déplacés de ces quatre dernières années ne suffisaient pas. « Pour le seul mois de février 2007, 30 000 personnes ont été chassées de chez elles. Les camps de déplacés sont à leur capacité maximale », affirme l’ONU. « Les combats incessants rendent les populations encore plus vulnérables qu’avant », déclare le Comité international de la Croix-Rouge. De deux choses l’une. Ou le régime de Khartoum s’est lancé dans une fuite en avant, une sorte de course vers l’abîme. Ou il est dépassé par les événements et ne maîtrise plus sa créature djanjawid.
Jusqu’en 2003, Omar el-Béchir et Ali Osman Taha, les deux hommes forts du Soudan, avaient pourtant réussi un quasi-sans-faute. La mise à l’écart d’Hassan el-Tourabi, les négociations de paix avec le Sud Mais depuis quatre ans, le chef militaire et l’idéologue du régime islamiste se cassent les dents sur le problème du Darfour. Jamais le Soudan n’a été aussi isolé sur la scène internationale. En janvier 2006, il a même été humilié. Les autres pays africains lui ont refusé la présidence de l’UA lors d’un sommet à Khartoum. Depuis le 27 février dernier, un ancien secrétaire d’État soudanais à l’Intérieur, Ahmed Haroun, et un chef djandjawid, Ali Kosheib, sont poursuivis par la Cour pénale internationale pour « crimes contre l’humanité et crimes de guerre ». En attendant d’autres citations à comparaître. Et si le Darfour devenait le tombeau du régime de Khartoum ?
Tout commence dans les années 1979-1985. Le Darfour est un immense espace sahélien de 500 000 km2, presque aussi grand que la France. À cette époque, les six millions d’habitants sont frappés par une grave sécheresse. Les éleveurs de chameaux et de bovins doivent faire descendre leurs troupeaux plus au Sud, vers le Djebel Mara, et plus tôt dans l’année. Entre pasteurs arabes et agriculteurs non arabes, les tensions montent, même si tous sont musulmans, noirs et de nationalité soudanaise. En 1988, un premier conflit éclate entre Arabes et Fours. Les Fours sont le principal groupe ethnique de la région – un tiers de la population. D’où le mot Darfour, « pays des Fours » en arabe. Mais ils n’ont plus le pouvoir. Avant son assassinat par les Anglais en 1916, leur sultan était tout-puissant. Il contrôlait la route des esclaves et de l’ivoire. En 1988, les Fours sont balayés par l’armée aidée par des milices. Des milices déjà… Des Djandjawids en puissance dès l’époque de Sadek el-Mahdi ! En 1996, nouvelle révolte. Cette fois, ce sont les Masalits qui s’opposent aux Arabes. Comme les Fours, ils veulent préserver leurs terres. Et ils protestent contre la réforme administrative de 1994 qui a dépossédé les chefs traditionnels masalits de leurs pouvoirs de redistribution des terres et de collecte des impôts au profit de nouveaux chefs, les Amirs. Le régime Béchir arme des milices. Des centaines de villageois sont tués. Cent mille Masalits se réfugient au Tchad.
Ce qui change en 2003, c’est l’alliance entre les Fours, les Masalits et les Zaghawas. Les deux premiers groupes sont sédentaires et cultivateurs de mil. Les Zaghawas, eux, sont en majorité nomades et éleveurs de chameaux. Surtout, beaucoup d’entre eux se sont aguerris au Tchad où ils sont allés combattre aux côtés de leurs cousins tchadiens. En 1986, sous les ordres de Hassan Djamous, le vainqueur des Libyens. Et en 1990, sous le commandement d’Idriss Déby, le tombeur d’Hissein Habré. En 2003, les Zaghawas du Tchad rendent la pareille. Ils viennent au secours de leurs cousins du Soudan. C’est alors que se forme une association redoutable entre le combattant zaghawa Mini Minawi et le jeune avocat four Abdul Wahid al-Nour. Le MLS (Mouvement de libération du Soudan) est né. Au même moment, un mystérieux personnage entre en scène. Khalil Ibrahim est un ancien compagnon de l’islamiste Hassan el-Tourabi. Avec quelques amis, il vient de publier clandestinement le Livre noir. Dans cet ouvrage, il dénonce « la confiscation de tous les pouvoirs et de toutes les richesses du Soudan par un petit groupe ethnique du Nord », en clair les Arabes de la vallée du Nil, la communauté à laquelle appartiennent Omar el-Béchir et Ali Osman Taha. Le docteur Khalil est zaghawa. C’est un homme de réseaux. Il est très proche de Daoussa et Timane Déby, les deux demi-frères du président tchadien Idriss Déby Itno. Il crée le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE).
C’est en février 2003 que la guerre commence. Le 26, les combattants d’Abdul Wahid al-Nour attaquent le poste de police de Golo, dans le Djebel Mara. Mais c’est deux mois plus tard, le 25 avril 2003, que les rebelles ouvrent vraiment les hostilités. Ce jour-là, le MLS et le MJE font un coup d’éclat. Ils attaquent ensemble l’aéroport d’el-Fasher, la capitale du Nord-Darfour. Plus de soixante soldats sont tués, et des hélicoptères détruits. Pour Khartoum, c’est un affront. Il doit être lavé dans le sang.
Arrivent alors les Djandjawids. Le régime de Khartoum met en place la même stratégie que dans les monts Nouba, le nord du Bahr el-Ghazal et les zones pétrolières du Haut-Nil, quelques années plus tôt. Il forme des milices locales et les arme massivement. Très vite, on les appelle les Djandjawids, les « cavaliers du diable ». Ils ne circulent pas seulement à cheval ou à dos de chameau. Ils sont aussi motorisés. Et leurs assauts sont souvent précédés par un bombardement de l’aviation gouvernementale. L’avantage est double. Ces milices connaissent le terrain. Et elles sont motivées. Le régime leur promet un butin de guerre substantiel : tout ce qu’elles trouveront dans les villages attaqués deviendra leur propriété, y compris la terre, les pâturages ! « Ces milices supplétives ont reçu l’autorisation de brûler, de violer et de tuer. En fait, le régime a créé une zone libre de toute contrainte morale », analyse le chercheur britannique Alex de Waal*.
Pour faire nombre, le pouvoir recrute dans de nombreuses tribus arabes et quelques groupes alliés. Dans beaucoup de familles, l’un des fils doit partir à la guerre. Quelque vingt mille hommes sont enrôlés. Salaire mensuel : de 70 à 200 dollars, l’équivalent du revenu annuel d’un éleveur ou d’un cultivateur Sans compter les promesses de butin. Les tribus les plus combatives sont celles qui n’ont pas obtenu de terre au temps du sultanat du Darfour. Musa Hilal est le chef djandjawid le plus « célèbre ». Au Nord-Darfour, il a commandé jusqu’à douze mille Djandjawids. Il appartient précisément à une tribu qui n’a pas de terre. Plus le conflit s’aggrave, plus les tensions ethniques augmentent.
Le 9 février 2004, le président Omar el-Béchir annonce : « Les rebelles ont été anéantis. Les opérations militaires sont terminées. » Lourde erreur. La guerre continue de plus belle. Béchir décide alors de se débarrasser du principal allié des rebelles, le président tchadien Idriss Déby Itno. Le 18 décembre 2005, il lance un rebelle tchadien, Mahamat Nour, à l’assaut de la garnison frontière d’Adré. Puis le 9 avril 2006, il lâche Mahamat Nour sur N’Djamena. Le 13 avril, au terme d’une folle chevauchée de 800 kilomètres, c’est l’échec. Trois semaines plus tard, le 5 mai, le régime de Khartoum signe la paix à Abuja avec la faction MLS de Mini Minawi. Changement de pied ? Sans doute pas. Béchir fait la paix avec Minawi tout en continuant la guerre avec Déby Itno, Abdul Wahid et Khalil.
La preuve : en août 2006, les hostilités reprennent. L’armée soudanaise lance une offensive contre le MJE au Nord-Darfour. Elle est coupée nette le 7 octobre à Kari Yari, près de la frontière tchadienne. Le 25 novembre, un nouveau rebelle tchadien, Mahamat Nouri, s’empare d’Abéché, au Tchad. Mais le dernier protégé de Khartoum ne peut pas tenir la ville plus d’une douzaine d’heures. Depuis, les deux camps s’observent. Et les attaques de villageois sans défense se multiplient.
Combien de civils sont morts depuis quatre ans ? Au plus fort des attaques djandjawids, d’avril 2003 à septembre 2004, entre 30 000 et 70 000 selon la fondation MSF (Médecins sans frontières). Il faut y ajouter les décès par malnutrition. Dix mille par mois selon l’OMS (Organisation mondiale de la santé). C’est ainsi que l’ONU arrive au chiffre de 200 000 morts depuis le début de la guerre.
Aujourd’hui, les Djandjawids ne sont plus les seuls criminels de guerre. Selon le bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (Ocha), 44 % des 78 000 personnes déplacées depuis le début de l’année 2007 ont été chassées de leurs villages par l’armée ou les Djandjawids. Les autres ont été victimes soit de la faction Minawi (20 %), soit de violences intertribales (36 %).
En fait, au Darfour, un conflit peut en cacher un autre. Depuis l’accord d’Abuja de mai 2006 entre le gouvernement soudanais et Mini Minawi, un nouveau conflit est apparu, cette fois entre rebelles d’Abdul Wahid al-Nour et ex-rebelles de Mini Minawi. Le 18 décembre dernier, au Sud-Darfour, des hommes de Minawi ont attaqué Gereida, le plus grand camp de déplacés du monde (130 000 personnes). Une expatriée a été violée, un autre soumis à un simulacre d’exécution. Quelquefois, des civils arabes sont aussi agressés. Soit parce qu’ils habitent une zone sous contrôle rebelle, soit parce qu’ils sont victimes de représailles aveugles. Désormais, la guerre est éclatée en plusieurs conflits, nationaux et locaux. Et chaque jour la paix s’éloigne un peu plus.
Quelle solution politique ? Sans doute un vrai partage du pouvoir entre le gouvernement central et une future autorité du Darfour. Avec 2,5 millions de km2, le Soudan est le plus grand pays d’Afrique. Est-il trop grand pour être bien gouverné ? En tout cas, de 1956 à 2005, tous les régimes qui se sont succédé à Khartoum ont appliqué la même politique : une centralisation à outrance et une répression sauvage de toutes les révoltes de la périphérie par milices interposées. Bilan : 1,7 million de morts et une impasse politique totale. Le 9 janvier 2005, à Naivasha (Kenya), Khartoum a enfin accepté de signer avec le Sud un accord qui prévoit un référendum d’autodétermination en 2011. Aujourd’hui, au Darfour, on regarde ceux du Sud avec envie et on se dit : « Pourquoi eux et pas nous ? »

* Julie Flint et Alex de Waal, Darfur A Short History of a Long War, Zed Books, 2005.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires