Pétrole en eaux troubles
Malgré sa production encore modeste, le pays tire des hydrocarbures la majorité de ses revenus d’exportation. Et les promesses de l’offshore aiguisent l’appétit des compagnies étrangères.
Qui l’eût cru ? Le cacao, principale source de revenus de la Côte d’Ivoire, est en passe de se faire rattraper par un nouveau trésor : le pétrole. Les chiffres sont à prendre avec précaution, car les fluctuations importantes des cours du brut sur les marchés mondiaux font augmenter les revenus de manière artificielle. Mais les statistiques des douanes ivoiriennes ne laissent pas le moindre doute : les ventes de pétrole brut (267 milliards de F CFA) et de produits pétroliers (793 milliards de F CFA) ont rapporté en 2005 un peu plus de 1 060 milliards de F CFA, soit 28 % des recettes totales du commerce extérieur. C’est bien plus que les exportations de café-cacao, estimées à 814 milliards (21,3 %). En 2006, les premiers chiffres disponibles confirment cette tendance : les ventes de brut ont rapporté 684 milliards de F CFA (+ 156 % par rapport à 2005).
Cette progression est liée, bien sûr, à la très forte hausse des cours du baril l’an dernier. Mais aussi à la formidable envolée des ventes de pétrole brut (+ 71,3 %) qui ont atteint 1,3 million de tonnes avec l’entrée en production, en août 2005, du champ Baobab. Au premier semestre 2006, 67 000 barils étaient ainsi pompés chaque jour, selon les chiffres officiels, contre seulement 25 000 à la même période en 2005. En 2006, la production totale de brut a atteint 21,9 millions de barils (+ 50 %). Les principaux clients sont les États-Unis et l’Italie. Ces résultats proviennent également d’une sensible amélioration de la production de la Société ivoirienne de raffinage (SIR) qui permet désormais de traiter un peu plus de 60 000 b/j et devrait atteindre une capacité de plus de 100 000 b/j cette année. Une grande partie de ses produits est réexportée vers le Nigeria et les autres pays d’Afrique de l’Ouest. L’examen des chiffres donne le vertige, même si, en l’absence d’informations précises sur les différentes taxes et autres prélèvements auxquels est soumise la filière, il ne permet pas de déterminer exactement les revenus de l’État. Pour rappel, les autorités ont communiqué en juin le budget de l’année 2006. Lequel ne prévoit que 83,9 milliards de F CFA de recettes fiscales pour le pétrole et le gaz. « C’est largement sous-estimé. Mais l’État craint une vague de conflits sociaux si les chiffres réels sont communiqués », explique un bailleur de fonds en poste à Abidjan. C’est à une somme d’environ 200 milliards de F CFA qu’il faut plutôt estimer la contribution du pétrole au budget de l’État pour 2006. « Il y a un frémissement qui nous permet d’ajuster nos recettes budgétaires, mais nous restons lucides. Cette manne pétrolière doit financer des investissements et apurer les arriérés de l’État », précise Charles Koffi Diby, le ministre délégué auprès du Premier ministre chargé de l’Économie et des Finances.
Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale accusent, quant à eux, le régime de prendre des libertés avec la gestion des activités pétrolières. En termes moins diplomatiques, les experts de Bretton Woods, qui se sont rendus en mission à Abidjan en septembre 2005 et mai 2006, soupçonnent le pouvoir d’avoir créé une nouvelle caisse noire, après celle du cacao. Et demandent au Premier ministre de réaliser sans délai des audits dans les différents secteurs (gaz, pétrole et électricité), de transmettre mensuellement des données concernant les flux tant physiques que financiers liés à l’activité pétrolière. « Nous attendons une mission EITI [Initiative pour la transparence des industries extractives] pour nous aider à mieux gérer, en toute transparence, les recettes pétrolières », promet le ministre.
Comment sont répartis les revenus du pétrole entre l’État et les compagnies étrangères ? Comment se répercute sur eux la hausse des cours mondiaux ? Quels sont les différents prélèvements fiscaux et parafiscaux sur la production et le commerce des hydrocarbures ? À combien la SIR achète-t-elle son pétrole et à combien le revend-elle sous forme de produits raffinés ? Quelles sont les taxes prélevées sur la distribution de l’essence en Côte d’Ivoire ? À combien s’élèvent les droits d’entrée des sociétés bénéficiaires de concessions pétrolières et des distributeurs de carburant ?
À toutes ces questions, les autorités répondent surtout que l’extraction pétrolière et les activités liées sont encore loin de dépasser le café-cacao et que la Côte d’Ivoire ne peut pas encore être considérée comme un pays producteur de pétrole, avec les 60 000 b/j déclarés. Plusieurs experts se montrent perplexes. À entendre certains d’entre eux, les extractions quotidiennes atteindraient 80 000 barils. Deux champs prometteurs, Baobab et Espoir, sont sur le point d’atteindre pleinement leur capacité. Quatre blocs pétroliers sont actuellement en phase de production, sur la trentaine de concessions attribuées. Tous sont situés dans le domaine offshore, ce qui évite aux compagnies pétrolières bien des inquiétudes quant à la situation politique et ses éventuels soubresauts.
De fait, l’aventure pétrolière ivoirienne, qui se déploie aujourd’hui sur un bassin sédimentaire d’environ 53 000 km2, ne date pas d’aujourd’hui. Elle débute en 1970 avec la mise en place du premier code minier. « Félix Houphouët-Boigny avait déjà senti le besoin de diversifier l’économie pour sortir de la dépendance à l’égard du cacao », explique le contre-amiral Mohamed Lamine Fadika, qui fut ministre des Ressources minières et pétrolières de 1993 à 1999. En 1978, l’américain Exxon découvre le premier gisement, Bélier, au large de Bassam. Houphouët sabre le champagne pour l’occasion et annonce la bonne nouvelle à ses compatriotes. La production commence deux ans plus tard (pas plus de 10 000 b/j) avant d’être abandonnée en 1992 en raison de l’épuisement du gisement. Entre-temps débute l’exploitation du champ Espoir par un autre groupe américain, Phillips Petroleum. La compagnie tirera 30 millions de barils jusqu’en 1988, date de la suspension des activités. Les cours sont alors au plus bas et le coût important des techniques d’extraction ne rend pas l’exploitation intéressante.
Au lendemain de la mort d’Houphouët en décembre 1993, Henri Konan Bédié, qui lui succède, manifeste rapidement le souhait de relancer les activités. L’année suivante, l’américain Devon met en exploitation les gisements de Lion (pétrole brut) et Panthère (gaz naturel) sur le bloc CI-11. Il confie, par ailleurs, au ministre Fadika le soin de mettre au point un nouveau code minier attrayant, finalement adopté en juillet 1995. Ce nouveau cadre juridique consacre les accords de partage entre l’État et les sociétés pétrolières en sécurisant les contractants et les intérêts ivoiriens, représentés par la société nationale Petroci. Le contre-amiral Fadika et ses hommes se lancent parallèlement dans une vaste politique de promotion du bassin offshore ivoirien à Paris, Londres, Houston, et organisent des manifestations à Abidjan. Un an plus tard, l’entreprise canadienne de Calgary, CNR International, acquiert de nouveaux blocs.
Le coup d’État de décembre 1999 marque le début d’une période d’instabilité. Léon Monnet est nommé ministre des Mines et de l’Énergie, dans la foulée de la victoire de Gbagbo en octobre 2000, avec pour délicate mission de privatiser la Société ivoirienne de raffinage (SIR) et la Petroci. Projets suspendus avec la tentative de renversement du régime en septembre 2002. Monnet reste aux commandes lors de la mise en place du gouvernement de réconciliation nationale, mais sa mission évolue. Le président Gbagbo et son grand argentier, Paul-Antoine Bohoun Bouabré, lui confient le soin d’attirer les investisseurs. Qu’ils viennent de Paris, Londres, Houston mais aussi de New Delhi ou Pékin
Le ministre multiplie les voyages. Il fait valoir les potentialités du bassin sédimentaire et vante les qualités du brut ivoirien, très léger et de bonne qualité, qui est notamment destiné à produire du kérosène pour les avions. Peu entendues au début, ses paroles trouvent un écho favorable avec la montée progressive des cours du baril liée à la situation géopolitique au Moyen-Orient. Américains, Européens et opérateurs des pays émergents (Chine, Inde, Brésil) s’intéressent davantage au pétrole du golfe de Guinée.
Ces deux dernières années, l’État ivoirien multiplie les attributions de concessions. En 2004, la compagnie américaine Africa Petroleum Inc. obtient le bloc CI-202, l’irlandaise Tullow les blocs CI-107 et ?CI-108. Début 2005, la société publique chinoise Sinopec et les indiens ONGC Videsh et Oil India Ltd. font leur entrée en prenant une participation dans le bloc CI-112, un champ pétrolier prometteur au large de San Pedro. Le pétrole suscite même des vocations. Pierre Fakhoury, l’architecte de la basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro, s’est vu accorder, en janvier dernier, trois blocs à proximité de la frontière ghanéenne. Sa société, Yam’s Petroleum, a commencé les études. Deux mois plus tard, l’État ivoirien signe un contrat avec le groupe Al Thani des Émirats arabes unis pour l’exploitation du bloc CI-105, d’une superficie de 2 070 m2, au large de Grand Lahou. Montant de la transaction : 3 milliards de F CFA.
Les droits d’entrée, les fameux bonus, se mettent à flamber, mais les autorités ne sont toujours pas parvenues à attirer de grosses compagnies. Ce rêve va enfin se réaliser, le 20 juin dernier, avec le rachat des parts de la compagnie nigériane Oranto Petroleum Ltd. (63 % du bloc CI-205) par le russe Lukoil Overseas. Ce permis est situé à 100 km au large des côtes de Jacqueville. Azat Shamsuarov, vice-président de la compagnie, est accueilli en grande pompe au palais par le président Gbagbo, Léon Monnet, Kassoum Fadika, directeur général de Petroci, et les responsables de la SIR.
Avec la montée des cours et la partition du pays en septembre 2002, le pétrole est devenu une source de revenus considérable pour le régime et un instrument au service de sa diplomatie. Partiellement mis sous tutelle par la communauté internationale en octobre 2005, Gbagbo ne se fait pas complètement dépouiller. En décembre 2005, au lendemain de la nomination de Charles Konan Banny à la tête du gouvernement, il garde sous son contrôle certains départements clés comme celui des Mines et de l’Énergie.
Pour nombre de diplomates, l’attribution récente de concessions aux Chinois et aux Russes ne serait qu’une manière de s’assurer de la fidélité de Pékin et de Moscou lors des votes du Conseil de sécurité des Nations unies. Et la visite en mars de Bachir Salah Bachir, directeur de cabinet du « Guide » de la révolution libyenne et PDG du puissant « Projet d’investissement libyen en Afrique », qui a exprimé son intérêt pour les hydrocarbures ivoiriens, entre dans cette logique.
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