Naissance d’un vote noir ?

Si les Afro-Français ont depuis longtemps conscience d’être les principales victimes du racisme dans ce pays, une série d’incidents récents, dont les émeutes des banlieues de novembre 2005, les ont décidés à s’organiser. Qu’ils soient originaires du Sud-S

Publié le 2 avril 2007 Lecture : 6 minutes.

On entre chez Calixthe Beyala, la romancière franco-camerounaise, à Pantin, au nord-est de Paris, en empruntant un petit escalier qui grimpe derrière une grille. Ce vendredi soir, la maîtresse des lieux reçoit dans sa spacieuse maison. Dès que vous passez l’entrée, vous tombez sur le bureau de l’écrivaine et vous ne pouvez manquer sur le mur, côté droit, un grand portrait en noir et blanc d’une jeune et belle femme : Calixthe Beyala à 25 ans. On reconnaît la photo qui illustrait la quatrième de couverture de son premier roman, C’est le soleil qui m’a brûlée, celui-là même qui allait la propulser, il y a vingt ans, dans l’univers littéraire et médiatique parisien. À 45 ans, Calixthe Beyala n’a rien perdu de son charme et encore moins de son énergie. Mince, le maquillage discret et la coiffure élégante, elle porte un pantalon jean et un corsage rouge, tout en décontraction. On la sent pourtant un peu tendue, ce soir, alors qu’elle accueille ses invités.
L’invitation a été transmise par courriel et s’est répandue par le bouche à oreille aux « frères et surs de la communauté afro-française ». Calixthe Beyala organise un « cocktail dînatoire », en cette fin de février. Plus de trois cents personnes ont répondu à l’appel de l’écrivaine. « Je voudrais rendre hommage à Calixthe Beyala d’avoir pris l’initiative de nous réunir ce soir chez elle, nous les Afro-Français. » C’est l’acteur antillais Luc Saint-Eloy qui, le premier, s’engage dans un discours politique après que l’hôtesse a très sobrement dit quelques mots pour remercier ses invités. Luc Saint-Eloy est un membre historique du Collectif Égalité lancé en 1998 par Beyala, « pour une meilleure représentation des Noirs dans les médias en France ». Il partage avec elle un fait d’armes resté dans les annales. Un soir de 2000, en pleine cérémonie des Césars retransmise en direct sur Canal+, les deux comparses sont montés sur le plateau de télévision, se sont saisis du micro au nez et à la barbe du présentateur et ont adressé à la France un message dénonciateur de la situation des Noirs de l’Hexagone.
Luc Saint-Eloy revient sur l’épisode pour rappeler comment, grâce à « cette grande dame », les Noirs africains et antillais « ont réussi à se fédérer, à se mettre ensemble et à combattre pour la même cause ». Et il ajoute : « Lorsque, à l’initiative de Calixthe, nous avons créé le Collectif Égalité, nous avons choisi de ne pas nous engager vis-à-vis des partis politiques. Cela ne nous a pas empêchés de prendre des coups. Eh bien aujourd’hui, face aux enjeux de l’élection présidentielle pour notre communauté, nous devons nous déterminer. Après avoir étudié attentivement ce que propose chaque candidat, nous allons choisir et le dire publiquement. »
Les Noirs de France ont donc décidé de s’inviter à la présidentielle de 2007. Pour la première fois dans l’histoire de l’Hexagone, ils entendent peser sur l’issue de la consultation. Car s’ils ont depuis toujours le sentiment d’être les principales victimes du racisme en France, de nombreux événements sont venus renforcer ce sentiment au cours de l’année 2005. Une série d’incendies dans des immeubles vétustes qui ont provoqué la mort de nombreuses personnes ; l’affaire entre l’humoriste Dieudonné et l’animateur télé Marc-Olivier Fogiel qui va dresser les communautés noire et juive l’une contre l’autre ; les « invectives » d’intellectuels de renom tels que le philosophe Alain Finkielkraut. Mais aussi et surtout l’incident dans la banlieue d’Argenteuil et les propos jugés insultants de Nicolas Sarkozy – « nettoyer la racaille au Kärcher » – qui vont déclencher les fameuses émeutes des banlieues de novembre 2005.
Tous ces événements poussent la communauté noire à s’auto-organiser. Les mouvements antiracistes traditionnels – MRAP, SOS Racisme, Licra – sont désormais considérés comme instrumentalisés et inaptes à incarner et défendre les aspirations des Noirs.
De nouvelles stratégies de lutte s’appuyant sur un nouveau type d’organisations voient le jour. Rejetant les accusations de communautarisme, ces associations revendiquent clairement l’identité noire et mettent en avant la « question noire en France ». Les plus importantes d’entre elles fédèrent Africains et Antillais. On n’avait pas vu ça depuis la fin du mouvement de la négritude ! C’est le cas du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), du Club Élite ou d’Africagora.
Le Club Élite créé par Calixthe Beyala va se positionner comme un lobby de Noirs sur le terrain politique. Son objectif : amener l’establishment politique et économique français à promouvoir des Noirs dans les institutions de la République et dans les grands groupes publics et privés. Sa démarche se veut discrète mais directe. Des déjeuners ou des dîners avec des personnalités politiques ou des médias sont organisés. Parmi les invités, le patron du PS François Hollande, le président de l’UMP Nicolas Sarkozy, Patrick de Carolis, PDG de France Télévisions. Le 5 avril, le Club Élite a rendez-vous avec François Bayrou, le président de l’UDF. On trouve dans ce groupe des Africains « qui ont réussi » : chefs d’entreprise, avocats, médecins, journalistes, experts-comptables, etc. Le Club se veut élitiste (le montant des cotisations est élevé) et sélectif (on y entre par cooptation).
Africagora s’inscrit lui aussi dans le registre du lobbying, mais cible plus directement les grandes entreprises. Dogad Dogui, son président, souhaite les voir s’ouvrir plus largement aux Noirs.
Le Cran a des objectifs beaucoup plus classiques empruntés au militantisme antiraciste. Mais sa démarche, très médiatique, est plus offensive. « On ne peut occulter l’apartheid ethno-racial de fait en se cachant derrière les grands principes républicains », soutient Patrick Lozès, son président. En rendant publics en janvier dernier les résultats d’un sondage consacré aux Noirs, le Cran a incontestablement créé l’événement et brisé un tabou : celui des statistiques ethniques. Le sondage révèle que les Noirs sont près de 2 millions en âge de voter. À quelques semaines de la présidentielle, il a parfaitement réussi à mettre en évidence le poids politique et social des Français noirs. Pour Patrick Lozès, cette enquête permet à ces derniers de suggérer que si on ne les entend pas, eux sauront d’une façon ou d’une autre se faire entendre.
Mais vers quel candidat les Noirs pourraient-ils majoritairement pencher ? Le Cran, qui a adressé un questionnaire précis aux candidats à la présidentielle sur leur politique à l’égard des Noirs, s’est gardé jusqu’à présent de se prononcer, réservant sa réponse pour le 7 avril.
Le Club Élite se veut une association non partisane. Le clivage gauche/droite est pourtant inévitable. Plusieurs de ses membres pro-Sarkozy s’activent déjà autour d’un certain Cercle des Afro-Français qui entend lancer un appel en faveur de l’ancien ministre de l’Intérieur. Les autres, qu’ils soient royalistes ou séduits par Bayrou, ont choisi de garder leur vote secret.
Il est évident que la communauté noire ne votera pas unanimement pour un camp. Quoi de plus normal en démocratie ? Face à un Basile Boli qui soutient Nicolas Sarkozy et une Calixthe Beyala qui hésite entre le champion de l’UMP et celui de l’UDF, on trouve des figures telles que Yannick Noah, Lilian Thuram ou Christiane Taubira favorables à Ségolène Royal. Mais ces choix personnels, fussent-ils ceux de têtes d’affiche, sont loin d’être une indication sur une réelle tendance.
Ce qui est sûr, c’est que les banlieues où l’on trouve le plus de Noirs restent hostiles au candidat de l’UMP. Il y a un an, Abderhamane Dahmane, secrétaire national de l’UMP chargé des relations avec les associations de Français issus de l’immigration, estimait à 20 % le taux de sympathie de Sarkozy auprès de la population noire. Les expulsions de logements insalubres, la gestion des violences urbaines, expliquait-il au quotidien Le Monde, étaient la cause de ce faible taux.
Qu’en est-il aujourd’hui ? De l’avis de nombreux Noirs, Nicolas Sarkozy a certainement les propositions les plus audacieuses pour leur communauté. C’est ce qui apparaît notamment dans les réponses au questionnaire du Cran. Il est favorable aux « statistiques de la diversité » pour lutter contre les discriminations raciales auxquelles s’oppose Ségolène Royal. Il est pour la discrimination positive, que rejette la candidate socialiste. Il a annoncé des exonérations d’impôts aux immigrés qui investiront dans leur pays d’origine, là où Ségolène Royal parle de « codéveloppement ». Cela lui suffira-t-il pour remonter la pente ? Même si le sondage publié dans le dernier numéro (2411) de Jeune Afrique laisse apparaître une nette préférence des citoyens issus de l’Afrique subsaharienne pour la candidate socialiste, les jeux sont loin d’être faits.

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