Musicien du monde

La carrière de cet instrumentiste sexagénaire est une somme de rencontres, de mélanges et d’audaces. Le pianiste congolais vient de publier Paradox, son dix-neuvième album, où il rend hommage à deux de ses amis disparus : le Français Claude Nougaro et le

Publié le 2 avril 2007 Lecture : 7 minutes.

Le 10 mars, il est un plus de 21 heures au New Morning, petite salle de spectacles, à Paris. Trois instruments occupent la scène : un piano, une basse, une batterie. Un public cosmopolite – Européens, Africains, Asiatiques – attend le début du concert. À l’affiche, le pianiste congolais Ray Lema, qui vient de sortir Paradox, son dix-neuvième album. Trois hommes montent sur scène : Ray Lema – 61 ans, mais fringant comme un jeune homme – et ses acolytes du jour, le bassiste camerounais Étienne Mbappé et le batteur basque Francis Lassus.
Sous les applaudissements, Ray Lema s’installe devant le piano. Ses mains expertes caressent les touches de l’instrument et lui arrachent des gémissements qui emplissent la salle. D’entrée de jeu, l’assistance est subjuguée. Dans l’univers musical congolais, Raymond Lema a Nsi est un homme à part. N’appartenant à aucune mode, à aucune chapelle, c’est un citoyen du monde qui se nourrit en permanence de son ouverture à l’autre et de la connaissance de ses racines. De cet équilibre, il tire sa force.
Son aventure commence à six mille kilomètres d’ici, ce jour de mars 1946 où il naît au Congo belge déjà terre de musique. Des autodidactes surdoués, mêlant leur propre sensibilité à des rythmes importés (mazurka, polka, biguine, mambo, rumba) par souci d’ouverture ou par aliénation, font danser toute la colonie belge. D’autres, plus originaux, semblent avoir trouvé leur propre voie. Cette profusion d’artistes berce l’enfance de Ray Lema, orphelin de père à 5 ans. Les Bukasa, Tino Baroza, Adou Elenga, Wendo, Franco, Kabasele, Rochereau, Dewayon et tant d’autres lui sont familiers. Conformément à la tradition du Bas-Congo, il appartient au clan de sa mère. C’est elle qui l’élève, dans une ambiance protestante.
En 1957, Ray Lema a 11 ans. Rêvant de devenir prêtre pour donner un sens à une « spiritualité » qu’il sent en lui, il frappe à la porte du petit séminaire de Mikondo, à la périphérie de Kinshasa, Léopoldville à l’époque. Signe du destin ? Il s’en souvient : « Je ne crois pas au hasard. Je suppose que je devais faire de la musique. Sauf que, jusqu’au moment où je suis entré au séminaire, je n’y pensais pas spécialement. Après avoir fait passer des tests à tous les enfants, on remarque que j’étais doué pour la musique. Et on m’y a mis. Pour moi, cela faisait partie de ma vocation. Je ne me suis jamais posé de question. »
On lui apprend à jouer de l’orgue au cours des offices religieux. Ensuite, il passe au piano, à l’accordéon, à la guitare Les instruments, avoue-t-il, ne lui posent aucun problème, même s’il a une préférence pour le piano. Musicalement, son cas – il se veut instrumentiste avant tout – constitue une exception. Alors que la grande majorité des musiciens congolais sont des autodidactes, Lema suit le chemin inverse : il part du classique pour aboutir au local. À sa sortie du séminaire – il a réalisé la vanité de son rêve d’entrer dans les ordres -, une de ses surs lui offre une guitare. Parmi les guitaristes qui le fascinent, l’inspirent, il cite John Leslie « Wes » Montgomery, considéré comme le plus grand guitariste de jazz des années 1960. Il cite ses compatriotes Franco Luambo, Docteur Nico (maître de la guitare hawaïenne) et son frère Dechaud Muamba, Damoiseau, Nedule Papa Noël
« C’était d’une sophistication, se souvient-il. Je voulais jouer cette musique. Et comme je suis un peu cérébral, j’ai commencé à analyser scientifiquement et intellectuellement leur jeu, à voir les différences entre eux. » Mais cette admiration pour ses aînés ne le pousse pas à faire comme eux. Il veut suivre sa propre voie. « Quand on est instrumentiste, confie Lema, on ne peut pas grandir, s’épanouir en jouant une seule musique. Il est important de faire la somme de nombreuses musiques pour connaître les arcanes techniques d’un instrument. Moi, je suis d’abord pianiste. Je ne pouvais pas me contenter de jouer la rumba de Franco ou de Kabasele. » Voilà comment Ray Lema devient un cas à part, une sorte de marginal dans le monde de la musique congolaise.
Ayant fait de la musique son gagne-pain, il se spécialise dans la pop et le rythm and blues. Il joue en lever de rideau lors des concerts des grands chanteurs congolais, intègre l’orchestre de Gérard Kazembe, féru de pop comme lui, avant de monter en 1968 un groupe, le Baby National. En 1972, Lema se retrouve dans les Yss Boys, une formation qui joue également de la musique anglo-saxonne pour la jeunesse branchée de Kinshasa. Entre-temps, le Congo est devenu Zaïre. Le citoyen Lema a Nsi est recruté en qualité de chef de musique au Ballet national. Il parcourt le pays pour récolter le patrimoine de chaque région. Une étape déterminante pour la suite de sa carrière : le Kasaï (divisé en Kasaï oriental et en Kasaï occidental). Allant de Kananga à Mbuji-Mayi, chefs-lieux des deux provinces, il découvre toute la richesse de la musique traditionnelle luba-luluwa. « Je me suis rendu compte que cette musique, contrairement à celles des autres peuples, n’avait pas subi la moindre influence étrangère. J’ai compris le principe de l’orchestration traditionnelle, très bien réglementée depuis la nuit des temps. C’est fascinant… Jusqu’à ce jour, je continue à jouer sur ce mode pour m’améliorer. Ma façon de jouer m’a été inspirée par les balafons luba-luluwa. »
En 1978, Lema reçoit une commande du bureau du chef de l’État : il doit créer un opéra. Dans son entendement, il s’agit d’une création classique. Mais quand les responsables viennent évaluer son travail, ils voient autre chose qu’un spectacle à la gloire du président Mobutu Sese Seko. Déçus, ils lui précisent ce qu’ils attendent de lui. Mais Lema refuse d’obtempérer. La sanction tombe : interdiction de jouer sur le territoire national pendant deux ans. Un an plus tard, il se rend aux États-Unis à l’invitation de la fondation Rockfeller. Le séjour se prolonge et le musicien zaïrois sort Koteja, son premier album en solo. Au moment où on s’imagine que sa carrière va se dérouler en Amérique, il débarque en France. Nous sommes en 1982. Sur ce choix, le pianiste, qui a épousé une Américaine, explique son amour-haine pour le pays de l’Oncle Sam : « J’adore ce pays parce que, pour mon métier, il y a une énergie qu’on ne trouve nulle part ailleurs. En même temps, il est très replié sur lui-même. Et on a l’impression, quand on y vit, d’assister à une négation du reste du monde. Voilà pourquoi j’ai choisi Paris. Quand on vit ici, on entend l’Afrique, l’Asie, l’Europe, l’Amérique. »
Aujourd’hui, Ray Lema, qui n’est pas retourné à Kinshasa depuis 1979, est un véritable globe-trotter. Plus qu’aucun autre musicien de son pays, c’est un homme d’ouverture dont la carrière est une somme de rencontres, de mélanges, d’audaces. Des rencontres humaines avant tout, qui se transforment souvent en expériences professionnelles réussies. De ces symbioses entre la musique de son pays et celles des autres, l’on retiendra quelques moments forts : un album, The Rhythmalist, avec Stewart Copeland, batteur du groupe The Police (en 1983) ; Bwana Zoulou Gang, enregistré en 1988 avec les Français Charlélie Couture, Tom Novembre, Jacques Higelin, ainsi que les Camerounais Manu Dibango et Willy N’For ; Nangadeef, album produit en 1989 avec la participation du saxophoniste américain Courtney Pine, le groupe sud-africain Mahotella Queens ; un opéra, Un Touareg s’est marié avec une Pygmée, écrit avec la Camerounaise Werewere Liking (1992) ; ou encore Euro African Suite, album réalisé avec le pianiste allemand Joachim Kühn Ray Lema surprend encore quand il enregistre un disque avec des chanteuses bulgares ou un autre avec les Tyour Gnawa d’Essaouira (Maroc), en 2000.
Comme si toutes ces aventures musicales ne lui suffisaient pas, le pianiste congolais cherche à voler encore plus haut pour son accomplissement en tant que compositeur. Son rêve se réalise avec l’opéra Le Rêve de la gazelle, qu’il compose pour un orchestre symphonique de trente musiciens. Cette pièce sera jouée en février 1997 par un orchestre suédois. En janvier 2001, elle le sera également par l’Orchestre symphonique du Brésil. De tout ce travail, immense, Lema a tiré un enrichissement artistique et humain. À ceux qui croient que sa musique, trop « intellectuelle », est ignorée ou méconnue par le public congolais, habitué à des rythmes plus dansants, Lema rétorque : « J’attire un certain Congo. Quand je voyage, beaucoup de Congolais viennent m’écouter. Mais je n’attire pas les sapeurs : nous ne sommes pas du même milieu. »
S’il ne croit pas au déclin de la musique congolaise, il reconnaît néanmoins qu’elle tourne en rond parce qu’elle est trop enfermée sur elle-même. Il recommande à ceux qui la pratiquent d’avoir un esprit d’ouverture et un minimum de culture musicale. Dans son dernier album, Paradox, très épuré, Ray Lema rend hommage à deux de ses amis disparus : le Français Claude Nougaro, qui lui a « révélé la beauté de la langue française », et le Malien Ali Farka Touré, qui lui a « appris beaucoup de choses sur les cultures africaines », lui le « déraciné un peu ». Et il poursuit son chemin, en toute humilité, un regard d’enfant porté sur ce monde plein de « personnes et de choses merveilleuses ». C’est cela, croit-il, qui lui donne toute son énergie. Le bonheur, en somme.

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