Le premier Chirac

9 avril 1974

Publié le 2 avril 2007 Lecture : 4 minutes.

Le compte rendu du dernier Conseil des ministres que j’ai fait diffuser par l’AFP a provoqué beaucoup de remous au cours des derniers jours. J’avais rédigé ce papier sur un coin de table, dans un café à l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue du Bac. J’étais rentré chez moi la conscience professionnelle en paix, après l’avoir dicté à l’Agence, quand j’entendis le téléphone depuis le palier. C’était Marie-France Garaud : « Jean, Jean, prenez Europe 1. » Ce que je fis. Je m’étais heureusement assis. M. Chirac parlait, la voix haletante, le ton saccadé, très rapide. Sa colère était mal contenue. C’était comme un sifflement entre ses dents.
Pendant près de trois quarts d’heure (la dactylographie de son improvisation remplit onze pages bien tassées), le ministre de l’Intérieur me faisait dire exactement le contraire de ce que j’avais écrit. C’était la voix du mensonge. « J’ai été peiné, affirmait M. Chirac, parce que l’impression qui se dégageait de ce récit était que la France avait été gouvernée par un homme qui n’aurait pas eu toutes ses facultés intactes. Ceci est en réalité une monstruosité (sic) dont peuvent témoigner notamment tous les ministres et en particulier ceux qui ont assisté à ce dernier Conseil des ministres dont parle Jean Mauriac qui, lui, bien entendu n’y était pas. »
Je sursautais, n’ayant rien écrit de semblable et m’étant efforcé, tout au long de mon récit, de rapporter les dires des ministres que j’avais interrogés. D’une part, je décrivais un homme physiquement brisé, à la voix voilée, tassé dans son fauteuil, à l’extrême limite de ses forces physiques, tel que ses ministres et la France entière l’avaient vu à quelques jours de sa mort. Et de l’autre, un personnage à l’intelligence tout à fait intacte. J’insistais même sur ce qu’il gardait d’« autorité habituelle », de « détermination remarquable », en citant un ministre.
Hélas, M. Chirac s’enferrait dans le mensonge. Réaffirmant que j’avais décrit un Pompidou hors d’état de diriger le pays, il insistait et répétait : « Ceci est, en réalité, une monstruosité (sic) qui peut être facilement démentie par tous ceux, quels qu’ils soient, qui ont assisté au dernier Conseil des ministres. Je voudrais simplement dire que ce texte est assez scandaleux dans la mesure non pas où il déforme la vérité – je dirais que c’est un détail : le récit n’a pas d’importance, en réalité -, mais où il laisse entendre que le président avait été dans un état physique et a fortiori dans un état intellectuel qui n’était pas un état normal. » Et, ne se maîtrisant manifestement plus, notre ministre d’ajouter : « Mais il est surtout scandaleux parce qu’il appelle naturellement un commentaire, celui d’ailleurs qu’Europe 1 a fait, qui tend à faire peser une sorte de suspicion sur la façon dont le président conduisait les affaires. Et ça, c’est tout simplement monstrueux. C’est tout simplement monstrueux parce que c’est monstrueusement faux »
M. Chirac était alors tout jeune ministre de l’Intérieur. Il conduisait lui-même sa voiture quand il entendit sur Europe 1 mon récit du dernier Conseil des ministres. Il dit avoir eu en effet un coup de sang, puisqu’il décida de me répondre, sur-le-champ sur la même radio. Comme en tant de circonstances – hélas plus importantes -, bref, comme toujours, sans réfléchir. Il annonça par téléphone sa venue et son désir de me répondre immédiatement. Mes amis d’Europe 1 me dirent qu’il « était comme fou », n’hésitant pas à prendre la rue François Ier en sens interdit. « Nous le guettions depuis le balcon de la station. Il ne sortit pas de sa voiture. Il s’éjecta. Il exigea d’avoir accès à l’antenne et s’empara du micro sans prendre la peine de jeter au moins un il sur ton papier. » Et, sans une hésitation, il se lança dans l’improvisation que l’on sait : une cascade d’erreurs et de mensonges.
Ce qui devait arriver arriva. Les journalistes firent mon siège. Face à la fébrilité du ministre menteur, je n’eus aucun mal à afficher un calme détachement. Jean Marin, le PDG de l’AFP, et moi-même, nous publiâmes un communiqué très sec affirmant que, nonobstant les dires du ministre, nous maintenions intégralement mon récit.
Le lendemain, dès l’aube, le téléphone n’arrêta pas de sonner. Je m’« enveloppai de glace ». Je fis à mes camarades journalistes des mises au point brèves, cinglantes et méprisantes, comme il se devait, sur le thème : « Tout ce que j’ai dit est vrai. Je n’ai fait que mon métier de journaliste. »
Bien sûr, les choses se retournèrent contre Chirac. Raymond Barillon, dans Le Monde, se moqua ouvertement de lui. Tous mes collègues journalistes me soutinrent, à part un ou deux, habituels cireurs de bottes de tous les ministres en place. Et ces ministres eux-mêmes, à l’exception d’un seul, se gardèrent tous de me contredire.

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