Ces Français qui ont choisi Allah

Publié le 2 avril 2007 Lecture : 7 minutes.

Hier, on les présentait comme de gentils énergumènes en mal d’exotisme. À l’image d’un Pierre Loti posant déguisé en Bédouin dans sa maison mauresque de Rochefort-sur-Mer. Les Français convertis à l’islam se comptaient sur les doigts d’une main. Artistes, écrivains, voyageurs, ils amusaient la galerie et ne dérangeaient personne. Souvent, d’ailleurs, on ne cherchait pas à connaître la réalité de leur conversion. C’est comme cela que beaucoup ont longtemps affirmé, à tort, que le commandant Cousteau était devenu musulman.
Changement de décor depuis deux ans. Alors que les banlieues des grandes villes françaises s’enflammaient, au sens propre, et que certains croyaient voir derrière les « événements » de novembre 2005 la main de l’islamisme radical, on suspecte désormais nombre de jeunes Français de souche d’avoir rejoint les rangs des djihadistes. Les Renseignements généraux évaluent à un peu plus de 1 500 le nombre des convertis français passés au salafisme. Ce chiffre est à mettre en parallèle avec celui de l’ensemble des convertis : de 50 000 à 60 000, selon la plupart des sources. Parmi eux, une majorité d’hommes, probablement les deux tiers. La Mosquée de Paris enregistre pour sa part entre 400 et 500 conversions en bonne et due forme chaque année. Ce qui, selon Dalil Boubakeur, le recteur de l’établissement, signifie qu’il doit y en avoir plus d’un millier dans toute la France.
Ces chiffres sont d’autant plus imprécis que les conversions ne se font pas toutes sur le sol français. Il est souvent plus simple d’obtenir le « papier officiel » dans une mosquée d’un pays musulman ou, comme en Tunisie, auprès du mufti de la République. Il suffit, dans ce cas, de signer une déclaration d’allégeance à l’islam après avoir prononcé la chahada (profession de foi) : « Je témoigne qu’il n’y a de divinité que Dieu et que Mohammed est son envoyé. »
À Paris, en revanche, l’Institut musulman de la place du Puits-de-l’Ermite impose un véritable examen de passage au postulant, obligé de suivre une série de cours sur le dogme islamique et astreint à une formation pratique à la prière avant de se voir délivrer le précieux certificat. Si la Mosquée de Paris se montre si pointilleuse, c’est qu’un nombre non négligeable d’autochtones (un bon tiers, semble-t-il) se présentent pour des motifs qui n’ont rien à voir avec la foi. C’est le cas de ceux qui doivent aller travailler en Arabie saoudite ou dans un autre pays du Golfe et pour lesquels il est plus facile de se présenter en adeptes de l’islam. Mais c’est surtout le cas des jeunes « Gaulois » qui se marient avec des « Beurettes ». Dans l’islam, en effet, si un musulman peut sans l’ombre d’une hésitation prendre une chrétienne ou une juive (c’est-à-dire adeptes d’une autre religion du Livre) pour épouse, une musulmane ne peut épouser qu’un musulman. Or les mariages mixtes ont connu ces vingt dernières années une très forte progression, notamment entre Français (de souche) et Algériennes (d’origine). Dans la plupart des cas, cette adhésion à l’islam restera purement formelle. Ni prière ni ramadan : ces convertis ne changeront pas grand-chose à leurs habitudes, si ce n’est qu’ils éviteront de manger du porc et de boire de l’alcool devant leur belle-famille !
Il en va tout autrement pour les hommes et les femmes animés par une démarche strictement spirituelle. Issus de catégories sociales privilégiées, ils ont en général un solide bagage intellectuel. Que leur milieu d’origine soit chrétien pratiquant ou qu’ils viennent de familles sans culture religieuse sinon anticléricales, ils ont en commun « une quête de sens », comme le relève la sociologue Marie Bastin, qui leur a consacré une étude. Beaucoup sont des adhérents du soufisme, la branche mystique de l’islam, et ont appris l’arabe par leurs propres moyens, à l’université ou lors de séjours au Maghreb ou au Moyen-Orient. Plus que l’appartenance à une communauté, ce qu’ils recherchent, semble-t-il, c’est une certaine forme de pureté, voire de « sainteté ».
D’autres ont une démarche plus politique. Comme l’anthropologue Jean-Loup Abdelhalim Herbert, décédé en janvier 2005. Après un long séjour en Amérique latine, marqué par un engagement guévariste et la défense de la cause des Indiens, ce professeur à l’École d’architecture de Saint-Étienne s’était enthousiasmé pour la révolution khomeiniste en Iran. Son tiers-mondisme s’était redéployé en quelque sorte vers les terres islamiques. Il n’en était pas pour autant devenu islamiste, prônant au contraire la laïcité au sein de la communauté musulmane de France.
Quoi qu’il en soit, le choix de l’islam résulte presque toujours de rencontres avec des musulmans, de façon fortuite, ou en se rendant dans une mosquée. C’est encore plus vrai pour la dernière catégorie de convertis, ceux qui vivent dans les banlieues et sont confrontés aux mêmes difficultés que les Maghrébins, les Turcs ou les Pakistanais. Ils ont le même langage, s’habillent de la même façon, ont autant de problèmes à trouver un travail et souffrent de la même stigmatisation sociale. En rejoignant l’islam – sans toujours d’ailleurs se convertir formellement -, qu’ils assimilent à la religion des parias, ils manifestent leur solidarité avec leurs copains et leur refus d’un système culturel dominant, dont ils sont exclus.
C’est dans ce vivier, bien entendu, que puisent les réseaux islamistes. À partir des années 1980, c’est le Tabligh, mouvement piétiste d’origine indo-pakistanaise, qui tenait le haut du pavé, prônant un islam pur et dur mais somme toute apolitique. Il a été débordé il y a une dizaine d’années par le courant salafiste, qui se développe sur une idée de rupture totale – et violente – avec l’Occident. Très actifs autour des lieux de culte, les salafistes sont très présents dans le commerce et la restauration halal, l’équivalent du casher juif, les boutiques de téléphonie, autant d’endroits stratégiques pour la propagande.
Mais le succès de ce prosélytisme est tout relatif. Ce sont souvent les moins éduqués ou les plus « paumés » qui succombent aux slogans radicaux, plus pour donner un sens à une existence misérable que par conviction idéologique. Nombre de « Blacks », souvent d’origine antillaise, y trouvent une manière de revanche contre le racisme et les discriminations dont ils sont victimes. On trouve aussi dans le lot quelques jeunes issus de familles espagnoles et portugaises. Les services de police ont identifié un pourcentage important de petits délinquants, souvent recrutés dans les prisons. Encore retrouve-t-on peu de convertis dans les noyaux durs. Aux dires de la police, ils servent surtout à apporter une aide logistique aux vrais activistes. Par exemple, en déclarant la perte de leurs passeports, ce qui permet à leurs « frères » étrangers de voyager avec des papiers français.
Faut-il donc voir derrière tout converti des cités un terroriste en puissance ? Une jeune sociologue, Fatiha Ajbli, a mené une enquête dans le nord de la France qui permet de balayer une telle hypothèse. Cette ancienne région minière a accueilli pendant un siècle des vagues successives d’immigrés d’horizons les plus divers. Italiens, Espagnols, Polonais, Maghrébins ont fini par constituer, avec les gens du cru, un creuset de populations relativement harmonieux. C’est justement par le contact quotidien avec des camarades originaires d’Afrique du Nord que des jeunes de souche européenne sont amenés à s’intéresser à l’islam. À l’universitaire qui les a rencontrés, une trentaine d’entre eux racontent tous, ou presque, la même histoire. La chaleur des familles musulmanes, les discussions autour du Coran, le thé à la mosquée, les premiers pas dans une salle de prière. Les uns sont issus de familles catholiques pratiquantes, les autres viennent de milieux déchristianisés. L’islam, disent-ils, leur a apporté la paix de l’esprit. Ils y trouvent des valeurs bien définies, l’interdiction de l’alcool et de l’adultère notamment, et un environnement qui donne une coloration particulière à l’ensemble de leur vie quotidienne.
Loin de la minorité de révoltés qui ont embrassé l’islam comme ils auraient pu rejoindre Action directe, la Bande à Baader ou les Brigades rouges italiennes il y a trente ans, ces convertis mènent une vie paisible, à cheval entre deux appartenances identitaires. Ils épousent en général une « vraie » musulmane, moyen de s’enraciner un peu plus dans leur nouvel univers, sans pour autant couper les ponts avec leur propre milieu familial.
Changer de religion n’est pourtant pas toujours une sinécure. Quand on navigue dans les hautes sphères de la société, cela ne pose guère de problèmes. C’est une certaine forme de distinction. Mais dans les couches populaires, et plus encore dans les classes moyennes, l’accueil est souvent frais. Pour beaucoup de musulmans d’origine, leurs nouveaux coreligionnaires restent des « Roumis » dont il vaut mieux se méfier. De l’autre côté de la barrière, où l’on ne peut pas dire que l’islam a bonne presse, la démarche passe mal en général. Dans les entreprises, beaucoup de convertis cachent leur nouvelle identité. Non pas qu’ils en aient honte, bien au contraire, mais pour ne pas avoir à s’expliquer à tout instant. Les plus convaincus sont les plus discrets. Fidèles en cela à la vraie religion, pour laquelle la foi est une affaire de conscience individuelle.
Mais un nombre croissant de convertis sont appelés à sortir de l’ombre pour se faire les porte-voix d’un islam français en mal de reconnaissance. Mieux rodés aux codes culturels du pays, ils sont souvent les mieux placés pour défendre, quand il le faut, le point de vue musulman. Parmi eux, Daniel-Youssof Leclerc, qui fut l’un des animateurs de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), Didier-Ali Bourg, fondateur de l’Institut d’études islamiques de Paris (établi à Saint-Denis), ou encore Jacques-Yacoub Roty, auteur d’ouvrages de vulgarisation sur l’islam. Suivant les traces d’Eva de Vitray-Meyerovitch, décédée en 2001 et qui avait elle-même choisi de devenir musulmane, Éric Younès Geoffroy, professeur à l’université Marc-Bloch de Strasbourg, s’est imposé comme l’une des sommités de l’islamologie.
Ces « Gaulois » musulmans sont la meilleure illustration de la vocation universelle de l’islam, qui ne peut se réduire à une identité ou à une communauté ethnique. Le professeur Mohamed Talbi ne traduit-il pas le mot Oumma par « entité spirituelle » ?

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