Au bout du compte

Grandeurs et misères du recensement de la population de 2006.

Publié le 2 avril 2007 Lecture : 5 minutes.

Dans un bidonville de Lagos, un jeune homme appose son pouce gauche sur un formulaire où s’alignent des empreintes digitales. À ses côtés, une fillette scrute son geste, intriguée. Autour, un groupe d’hommes et de femmes se distingue d’un attroupement de badauds par son singulier accoutrement : une casaque orange vif, floquée de l’emblème du Nigeria. La scène remonte à mars 2006. À l’époque, 700 000 « agents recenseurs » sillonnent le territoire dans ses moindres recoins pour dénombrer la population. Le Nigeria a la réputation d’être l’État le plus peuplé d’Afrique. Mais combien d’habitants compte-t-il exactement ? 135, 150, 160 millions, plus ? « 140 », a répondu, le 29 décembre, Alhaji Makama, le président de la Commission nationale de la population (NPC), lors de la publication des premiers résultats. Jusqu’alors, autorités, démographes, statisticiens, planificateurs, économistes, bailleurs de fonds étaient bien en peine de se prononcer, ne disposant que d’estimations fondées sur les résultats contestés du décompte de 1991. À l’époque, les Nigérians sont « censés » être 88,5 millions. « 120 ! », rectifient des voix non officielles.
Sur un territoire de près de 1 million de km2 (soit deux fois la France), où coexistent nomades, sédentaires, enfants sans état civil, habitants de zones lagunaires accessibles par bateau uniquement, tout décompte rigoureux de la population est un défi vertigineux, sinon impossible. Pour y parvenir, le pays a été découpé en quelque 350 000 « zones d’énumération » de 80 ménages. À raison de deux par zone, les agents recenseurs ont déroulé le questionnaire : « Quel âge avez-vous ? », « Quelle est la taille de votre maison ? », « Combien gagnez-vous ? », « Êtes-vous allé à l’école ? », « Possédez-vous un téléphone, une radio, une télévision ? ». Initialement, l’opération devait durer cinq jours. Il en a fallu sept, en raison de cafouillages lors de la distribution du « kit » de recensement (crayon, sac, encre indélébile pour prendre les empreintes digitales). Durant les trois derniers jours, les frontières ont été fermées et un couvre-feu imposé : interdiction aux « non-recensés » de quitter la maison entre 7 heures et 18 heures !
Le recensement au Nigeria a toujours été rocambolesque. En mai 1962, les autorités s’étaient déjà attelées à la tâche. Une première depuis l’indépendance, en 1960. Peu de temps après leur publication, les résultats – 45 millions d’habitants – sont invalidés. Dans certaines provinces, des questionnaires ont disparu. Ailleurs, la croissance démographique est surréaliste. Un an plus tard, un recensement « plus scientifique » doit corriger le précédent. Conclusion : le pays compte 56 millions d’habitants, soit 24 % de plus qu’en 1962. Incroyable fécondité ! En 1991, après un recensement effectué en 1973 puis finalement annulé, des mesures coercitives doivent assurer le bon déroulement des opérations. Celui qui refuse de répondre aux questions encourt une amende, voire une peine de prison ferme. L’armée et la police escortent les fourgons transportant le matériel. In fine, les résultats sont nettement en deçà des estimations (88,9 millions, contre 120). « Où sont passés les trente millions de Nigérians manquants ? » raille-t-on à l’époque.
En mars 2006, ni militaires ni coercition. La Commission nationale de la population (NPC) a choisi de ne pas interroger les citoyens sur leur ethnie ou leur religion, estimant le flou préférable à une certitude explosive. Au Nigeria, où chaque communauté – Ibo, Haoussa, Fulani, Ijaw, Yorouba notamment ; chrétiens et musulmans – doivent se partager le pouvoir, l’argument du nombre est une arme dangereuse à l’approche des élections générales. Dans le Nord, majoritairement musulman, des équipes mixtes de recenseurs sont à la disposition des femmes qui n’acceptent pas d’être comptées par des hommes. Si certains fonctionnaires ont parfois été fraîchement accueillis, si certains citoyens prétendent n’avoir jamais été dénombrés, l’examen s’est, dans l’ensemble, mieux déroulé que dans le passé. Son organisation a été saluée par le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), qui y a vu la « volonté » du gouvernement nigérian de « conduire un recensement juste et sincère ». Un membre de la Commission européenne (qui a financé l’opération à hauteur de 116,5 millions d’euros) estime que l’expérience a été « très positive ».
Mais la publication des résultats, le 29 décembre, a brisé le fragile consensus. Une polémique est née qui révèle les lignes de fracture au sein de la fédération. Les Nigérians sont « 140 millions d’habitants », soit 63 % de plus qu’en 1991. Le chiffre, inférieur à certaines estimations (150 millions notamment), n’est pas remis en question. La pomme de discorde tient plutôt à la répartition régionale. D’après les nouvelles données, Kano, dans la moitié septentrionale, est l’État le plus peuplé, avec 9,4 millions d’habitants. Il n’en faut pas plus pour déclencher l’ire de certains ressortissants du Sud. Ces derniers, en grande partie chrétiens, accusent la Commission nationale de la population (NPC) d’avoir trafiqué les chiffres en faveur du Nord musulman, la représentation au sein du Parlement dépendant de l’importance démographique. Certains se livrent à de hasardeux calculs qui cachent difficilement le souhait d’appartenir à l’ethnie dominante : « Puisqu’il y a 25 % de Ibos dans chaque État, ils sont près de 2,5 millions à Kano », prétend un Ibo, une ethnie du Sud qui, durant la guerre du Biafra (1967-1970), a lutté pour l’indépendance.
Autre grief : l’argent. L’enveloppe allouée à chaque État par Abuja dépend de sa population. Moins peuplé, moins doté ! Quelle n’est pas la déconvenue du gouvernement de Lagos – la capitale économique forme un État à elle seule – lorsqu’il apprend que la mégapole compte 9 millions d’âmes. Jusqu’alors, les estimations avoisinaient les 15 millions. Anticipant un tel résultat, le gouvernement avait envoyé, durant le recensement, ses propres fonctionnaires auprès des habitants pour vérifier s’ils avaient été comptés.
Pour bon nombre d’habitants, il ne fait aucun doute que les résultats sont truqués. Ils en veulent pour preuve l’étrange équilibre entre le Nord et le Sud, le premier affichant 75 millions d’habitants, contre 64 pour le second. D’autres trouvent dans le recensement un motif de fierté, arguant qu’une telle opération est habituellement l’apanage des pays développés et la preuve que la fédération dispose d’une administration organisée. « Ce qui compte, ce ne sont pas tant les chiffres en eux-mêmes que leur utilisation », estime un chercheur spécialiste du Nigeria. Planifier l’économie, prévoir les recettes fiscales, mesurer les besoins en matière d’éducation, maîtriser la croissance démographique « Nous devons absolument relever le défi du maintien du taux de croissance démographique autour de 2 %, a déclaré le président Obasanjo deux jours après l’annonce des résultats. Et nous ne devons pas oublier que les taux de pauvreté élevés sont souvent corrélés à la taille des familles. »
À l’approche du scrutin, en pleine opération d’inscription sur les listes électorales dont le recensement devait être la répétition générale, seuls les résultats partiels – population globale, répartition par État et par sexe – ont été publiés. Le reste le sera à la fin de 2007, ou au début de 2008, a annoncé le président de la NPC, avançant des raisons techniques. Une transparence toute relative qui augure mal des élections générales.

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