Trouver les mots pour le dire

Entre religion conservatrice et programmes érotiques à la télévision, les jeunes Africains reçoivent des messages très contrastés. Difficile de faire le tri.

Publié le 2 février 2004 Lecture : 8 minutes.

« Nous étions tous les deux chez des amis communs. Il a mis la main sur ma jambe puis a commencé à me caresser. Je ne savais pas comment réagir. J’ai eu peur. J’avais envie de crier », raconte Zandile. À 17 ans, la jeune fille aurait-elle eu le courage de livrer cette expérience autre part que dans les pages du magazine sud-africain Scamtoprint ? Sans doute aurait-elle gardé son angoisse pour elle et aurait-elle dû apprendre à « vivre avec » tant la sexualité est un sujet encore tabou au sein de nombreuses familles du pays.
Pour René Hicks, la rédactrice en chef de Scamtoprint (du mot zoulou scam pour « discussion » et de l’anglais print pour « imprimée »), hebdomadaire de seize pages hautes en couleur diffusé à un million d’exemplaires depuis plus de deux ans auprès des adolescents, il est urgent de briser le silence qui pèse sur la sexualité. « C’est à cause du manque d’informations que le sida continue de faire des ravages. Et c’est parce que les jeunes filles ne sont pas conscientes de leur droit à disposer de leur corps comme elles le souhaitent qu’une femme sud-africaine sur trois accouche avant l’âge de 18 ans », explique-t-elle.
Sans ces forums d’expression et autres courriers du coeur, comment aborder ces questions qui tracassent tant les adolescents ? « Autrefois, l’apprentissage sexuel se faisait à travers les rites initiatiques ou les cérémonies traditionnelles, qui pouvaient aller jusqu’à la simulation de l’acte sexuel. L’initiation se déroulait en plusieurs étapes, qui correspondaient à la maturité de l’enfant et de l’adolescent. Il y avait aussi les chants qui ponctuaient le mariage. Grâce à leurs paroles explicites, la jeune épouse apprenait ce qu’était la perte de la virginité et ce qui l’attendait dans le lit conjugal », raconte Penda Mbow, enseignante à l’université de Dakar (Sénégal), en déplorant que ces traditions se perdent. D’autant plus qu’il y a très peu de véritables relais d’information. L’école reste néanmoins le seul lieu où transmettre le minimum, à travers notamment les cours de biologie ou les programmes de sensibilisation sur les maladies sexuellement transmissibles (MST). Au Bénin, comme dans beaucoup d’autres pays, la sexualité n’est effectivement abordée que dans le cadre de la prévention. Irmine Feliho, ancienne responsable de l’Association béninoise pour le marketing social et la communication pour la santé (ABMS), se réjouit de la mobilisation des organisations non gouvernementales (ONG) locales et internationales. « Grâce à leur acharnement, le gouvernement du Bénin s’est impliqué dans la prévention des maladies, et donc dans l’éducation sexuelle des enfants et des adolescents, dans l’enceinte scolaire. S’il ne l’avait pas fait, les associations auraient continué à se heurter à la réticence des Églises », poursuit-elle. Dans de nombreux pays du continent, le pouvoir des institutions religieuses est tel qu’elles dictent les conduites à tenir, y compris aux chefs des établissements scolaires et aux parents. « Malheureusement, les Églises ont un discours très conservateur. Elles tendent à prôner l’abstinence et la fidélité plutôt que de s’adapter aux réalités de la vie sociale », déplore une collaboratrice de l’ONG américaine Population Services International (PSI). La religion est effectivement un facteur déterminant dans la manière d’aborder la sexualité. La population des pays du Sahel, d’obédience musulmane, est plus pudique que celle des pays forestiers encore marquée par une tradition de plus grande liberté sexuelle. Pour Ousseynou Kane, chef du département de philosophie à l’université de Dakar, « la culture islamique a jeté un voile de pudeur – d’aucuns parlent de kersa – sur tout ce qui est lié au corps. Mais l’âme du peuple sénégalais n’en demeure pas moins érotique ». Au Bénin, pourtant, où plus de la moitié de la population est animiste et pratique un vaudou empreint de syncrétisme chrétien, quand Irmine Feliho a voulu, il y a quatre ans, discuter de la meilleure manière d’aborder la sexualité avec les enfants, elle a trouvé la porte des écoles close. Aujourd’hui, à force de persévérance et de bilans alarmants sur la propagation du sida, elle peut se féliciter d’avoir imposé la présence d’« éducateurs pairs » dans les écoles. « Il s’agit de jeunes qui ont été spécialement formés pour discuter de ces sujets tabous avec les enfants. Ces derniers se sentent plus à l’aise avec un éducateur de leur génération qu’avec leur professeur, qui reste investi d’une autorité trop forte », continue la militante. Dans les zones rurales du pays, PSI a mobilisé les radios locales, qui diffusent des spots de prévention et d’éducation sexuelle aux heures de grande écoute. Surtout, l’ONG, qui travaille en partenariat avec le ministère béninois de la Santé, a lancé en 1996 un magazine intitulé Amour et Vie. Entre deux interviews de stars locales, on peut lire des questions-réponses sur divers sujets ayant trait à la reproduction, aux grossesses précoces ou encore aux moyens de contraception. Au détour des huit pages de ce magazine se trouvent également des bandes dessinées, moyen de communication indispensable pour toucher les analphabètes. Une étude conduite par PSI en 1999 a démontré l’impact positif de ce média : les lecteurs (56 % des jeunes) sont trois fois plus disposés que les autres adolescents à évoquer et utiliser le préservatif lors d’un rapport sexuel.
Seul inconvénient : le magazine a un coût (50 F CFA). Il n’est donc pas à la portée de tout le monde. De plus, certains jeunes préfèrent dépenser leur argent de poche dans les cafés Internet. Or, « la plupart du temps, ils surfent sur des sites pornographiques », déplore Irmine Feliho. Un constat également dressé par des spécialistes au Sénégal et en Afrique du Sud. La pornographie propose une vision de la sexualité biaisée, qui érige trop souvent la femme en objet. Les scènes de sexe sont par ailleurs de plus en plus violentes, mais, pour des adolescents peu ou mal informés, elles s’apparentent à la norme. Devenue source d’inspiration, « la pornographie n’est sans doute pas étrangère à l’augmentation du nombre de viols », note Penda Mbow, sans que cela n’ait jamais été prouvé. D’autant que les films X entrent dans les foyers, à travers les chaînes cryptées. Au Sénégal, le gouvernement a passé dès 1991 un accord avec Canal + Horizons afin que la chaîne pornographique XXL, proposée par le bouquet, ne soit pas diffusée dans le pays. « Nous essayons à chaque fois que cela est possible de négocier pour que les médias s’inscrivent dans le respect des moeurs. Mais il est inutile de faire l’autruche », affirme Madou Ngom, le directeur de la communication au ministère sénégalais de l’Information. Le Haut Comité de l’audiovisuel, l’organe de surveillance sénégalais, se défend de pratiquer la censure mais préconise la diffusion des programmes pour adultes à des heures tardives. Jean-Bernard Ouédraogo, secrétaire exécutif adjoint au Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codestria), soutient par ailleurs que « les téléspectateurs ont suffisamment de discernement pour ne prendre que ce qui les intéresse. Ils reformulent les informations qu’ils reçoivent en fonction de leurs besoins ». En d’autres termes, ils vont s’inspirer à leur manière des « techniques » sexuelles présentées dans ces films, faute de disposer d’un Kama Sutra ! Le Sénégal a, quoi qu’il en soit, adopté une politique assez souple en la matière, contrairement à certains gouvernements.
L’industrie du sexe exerce sans doute une forte pression sur les autorités compétentes tant le marché offre des perspectives alléchantes. Un exemple : aux États-Unis, l’un des seuls pays à disposer de données chiffrées, la diffusion d’images pornographiques rapporte chaque année entre 10 et 20 milliards de dollars ! Le président tanzanien, Benjamin Mkapa, n’a pas cédé à ces pressions. Il a même interdit, en 2001, huit magazines sous prétexte qu’ils avaient publié, dans le cadre de campagnes de lutte contre le VIH, des photographies de femmes à demi nues. Plus récemment, les autorités du Malawi, de Zambie, du Nigeria et de Namibie se sont insurgées contre Big Brother Africa. Cette émission de télé-réalité tournée et diffusée sur le continent sous le contrôle de la société néerlandaise mère du concept, Endemol, a été un grand succès, suivi par 25 millions de téléspectateurs africains durant cent six jours. Motif : les jeunes candidats incitaient les populations au dévergondage. Le président namibien Samuel Nujoma a ordonné à la chaîne publique de « diffuser n’importe quel autre programme éducatif plutôt que cette émission subversive ». « Big Brother Africa fait la promotion de l’immoralité, de l’indécence et de la malhonnêteté », ont affirmé pour leur part les évêques zambiens. Le Parlement du Malawi a également lancé un appel au boycottage. La séance de douche (scrutée par vingt-sept caméras), les baisers échangés furtivement et les ébats sexuels entre les candidats, même dissimulés sous les couvertures, s’apparentant, pour eux, à de la pornographie.
Ce libertinage télévisuel n’est pas l’unique catalyseur de la colère des Églises et des autorités. Les danses traditionnelles sont également montrées du doigt. Le mapouka, d’origine ivoirienne, a ainsi été censuré en Côte d’Ivoire jusqu’en décembre 1999. Plus qu’un art, le mapouka, qui consiste à bouger le plus vite possible ses fesses, puis chaque fesse séparément, tout en immobilisant ses hanches, mime l’acte sexuel… Réhabilitée dans son pays d’origine, la danse a fait des émules dans toute l’Afrique de l’Ouest, de Dakar à Douala… Le sabaar, une autre danse venue cette fois du Sénégal, a été interdit au Mali. À l’origine pratiqué par les esclaves du pays mandingue, il avait une valeur pédagogique : montrer aux nobles ce qu’ils ne pouvaient pas faire publiquement. Aujourd’hui, cette danse est considérée comme obscène et a été interdite, dès 1999, par le haut- commissaire du district de Bamako. Les imams d’un quartier de la capitale malienne ont plus généralement prohibé les soirées dansantes lors des cérémonies de baptême. Coumaré Fanta Coulibaly, coordinatrice du Réseau malien de lutte contre les mutilations génitales féminines, estime que « ces réactions paranoïaques à la seule évocation du sexe sont des signes d’immaturité ». « Et d’inculture, renchérit Ousseynou Kane. L’érotisme est un art de vivre, d’aimer, et s’apprend dès le berceau depuis la nuit des temps. À preuve, les perles de reins que portent les bébés de sexe féminin pour marquer leur cambrure. Ou encore ces femmes au bord des fleuves ou dans les champs, qui travaillent le buste dénudé sans que cela ne choque personne. » Alors, pourquoi les danseuses mozambicaines qui ont participé aux dernières Rencontres chorégraphiques de Madagascar en tenue d’Ève ont-elles provoqué un tel tollé ? « Dans la réalité quotidienne, la nudité a des limites : celles de l’innocence. Or, ce qui est valable au bord du fleuve perd son sens dans une salle éclairée par les projecteurs et devant des spectateurs en tenue de soirée », conclut le professeur de philosophie.

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