Souffrir d’ignorance

Cette maladie génétique, la plus répandue au monde, est méconnue. Bilan du deuxième congrès international qui se tenait à Cotonou en janvier.

Publié le 2 février 2004 Lecture : 6 minutes.

Magueye Ndiaye écoute religieusement un médecin qui parle à la tribune. Ce jeune homme de 27 ans à l’élégance discrète est venu de Dakar pour assister au deuxième Congrès international du réseau francophone de lutte contre la drépanocytose, qui s’est déroulé du 20 au 24 janvier à Cotonou (Bénin). Magueye n’est pas un homme de science, mais il a une connaissance intime de cette maladie sanguine héréditaire, dont le principal symptôme est de provoquer de violentes douleurs articulaires. Lui-même n’est pas seulement le très dynamique président de l’Association sénégalaise de lutte contre la drépanocytose, mais aussi porteur des deux gènes malades, hérités l’un de sa mère, l’autre de son père. Ses parents ne sont pourtant pas drépanocytaires. Pour l’être, il faut que les deux gènes soient « mutants » (on les caractérise par la lettre S). Lorsqu’un seul des deux gènes codant pour l’hémoglobine est mutant, alors la personne est dite AS ou porteuse saine. Mais un tel couple, constitués de deux porteurs sains, conserve un risque sur quatre de transmettre la maladie à son enfant (voir infographie).
La drépanocytose est la première pathologie génétique dans le monde. En Afrique, 150 000 enfants naissent chaque année porteurs de cette maladie, dont la moitié mourront avant l’âge de 5 ans. À l’instar des parents de Magueye, environ 50 millions de personnes dans le monde sont porteuses saines, dont 30 millions à 40 millions sur le continent. Si cette pathologie y est aussi répandue, c’est que les personnes porteuses d’un seul gène muté (AS) seraient prémunies contre les formes les plus graves de paludisme. La sélection naturelle fait donc le reste du « travail » : naturellement protégés contre le paludisme, les drépanocytaires sains ont petit à petit été plus nombreux. Les couples porteurs sains ont augmenté d’autant, multipliant ainsi le risque de donner naissance à des enfants malades. Également présente en Amérique du Nord, dans les Caraïbes, dans la péninsule Arabique et en Inde, la drépanocytose reste encore étonnamment méconnue.
Il s’agit avant tout d’une maladie de la douleur. Une douleur terrible, qui survient par crises et durant lesquelles les malades ont l’impression d’être broyés… « Petit, je passais mon temps à pleurer, explique Magueye. J’avais parfois envie de me suicider pour ne plus souffrir. » Comment surviennent ces crises ? La mutation génétique affecte la constitution de l’hémoglobine, qui rend les globules rouges incapables de transporter convenablement l’oxygène du sang. Ils perdent alors leur souplesse et prennent une forme de faucille, ce qui rend leur circulation impossible dans les plus petits des vaisseaux sanguins. C’est là que survient la crise vaso-occlusive : les tissus irrigués par ces petits vaisseaux ne sont plus alimentés en oxygène et meurent peu à peu. La douleur provient de la nécrose progressive de petits territoires osseux.
La drépanocytose peut faire de nombreux autres dégâts sur l’organisme (anémie, infections virales ou bactériennes, accidents vasculaires cérébraux), mais elle ne se manifeste pas de la même façon selon les malades et leur environnement. Par exemple, la malnutrition et le paludisme aggravent l’anémie, un climat froid et l’insalubrité du lieu d’habitation accroissent les risques d’infections. Les réponses thérapeutiques doivent donc être adaptées à chaque cas.
Quelles sont-elles ? La prise d’antibiotiques et la vaccination permettent de diminuer la survenue d’infections. Les antalgiques calment la douleur lors des crises. L’hydroxyurée, une molécule qui réactive la production d’hémoglobine foetale par l’organisme, offre une alternative à l’hémoglobine malade en permettant de retarder la transformation des globules en faucilles. « L’hydroxyurée est une avancée extrêmement intéressante, mais a une efficacité limitée sur certains individus, et entraîne certaines complications », explique le Pr Frédéric Galacteros, spécialiste de la drépanocytose à l’hôpital de Créteil, en région parisienne. La transplantation de moelle osseuse, centre de production des globules rouges, permet de produire des globules rouges sains. « La greffe de moelle convient seulement aux enfants très malades, et elle peut avoir des effets secondaires très pénibles, comme la stérilité », tempère le Pr Galacteros. Enfin, la thérapie génique suscite beaucoup d’espoirs pour l’avenir : le but est de remplacer le gène malade par un gène sain. Mais la plupart des malades africains ne peuvent pas bénéficier de ces avancées : les traitements sont extrêmement coûteux (jusqu’à 40 000 F CFA – 60 euros – par mois au Mali, soit l’équivalent d’un mois de salaire moyen), et nécessitent un haut standard de soins dont ne disposent que certains centres spécialisés. « La drépanocytose est l’exemple type de la maladie de l’inégalité sanitaire et sociale, s’insurge le Pr Gil Tchernia, hématologue à l’hôpital parisien du Kremlin-Bicêtre. C’est dans les pays où elle est le plus fréquente qu’elle est le moins bien prise en charge pour des raisons essentiellement économiques. Et en Europe, c’est une maladie qui touche souvent une population immigrée particulièrement fragile. »
« Le Sud doit utiliser les moyens qui sont à sa portée », juge Léon Tshilolo, pédiatre à Kinshasa (RD Congo). En effet, si la maladie est dépistée à la naissance, il est possible, par un suivi régulier, d’éviter un grand nombre de crises et de complications. En Afrique, seuls certains centres recherchent la maladie de façon systématique chez les nouveau-nés. Des campagnes de dépistage sont mises en oeuvre dans certains pays, comme le Bénin, mais les autorités n’ont pas encore pris la mesure de la menace que représente cette maladie pour leur pays. En Europe, le dépistage devrait devenir systématique, car le métissage des populations empêchera bientôt une recherche localisée au sein des populations dites « à risque ».
L’information manque cruellement, et reste pourtant capitale puisque les parents et l’enfant doivent respecter une hygiène de vie précise : boire régulièrement, se laver convenablement, ne pas faire d’efforts physiques trop intenses, etc. « Mes parents n’étaient pas assez informés, raconte Magueye, qui, jusqu’à 14 ans, ne savait pas qu’il était drépanocytaire. De marabout en marabout, il n’y avait pas de résultats. Comme j’étais souvent malade, je ne passais qu’un examen scolaire sur trois. » Diaminatou Kané, étudiante en médecine de 27 ans, a eu plus de chance, puisque la maladie a été diagnostiquée chez elle dès le quatrième mois de sa vie. Mais elle a souffert en milieu scolaire. Certains de ses professeurs, avant d’être informés de sa maladie, la fouettaient pour la punir, croyant qu’elle simulait la fatigue. Elle a heureusement bénéficié du soutien sans faille de ses parents, élément essentiel dans la prise en charge de la maladie. « Si tu dois mourir, tu mourras à la faculté de médecine ! » lui a dit son père, un jour où elle se décourageait. À la différence de Magueye, les parents de Diaminatou n’ont jamais consulté de tradipraticiens, pourtant très sollicités, car ils promettent souvent une guérison totale. Les médecins réagissent donc fréquemment avec dédain à l’égard de ces « naturothérapeutes ». Mais, dans le domaine médical, les Africains se réfèrent encore beaucoup aux marabouts. Des collaborations ont donc été lancées entre médecine moderne et traditionnelle afin d’assurer un meilleur suivi des patients, sans que cela nuise à leur santé.
La maladie suscite également de multiples interprétations traditionnelles. Des amis de la mère de Diaminatou expliquaient que ses problèmes osseux étaient dus à des sorciers qui auraient mangé sa chair et seraient arrivés jusqu’à l’os. La drépanocytose est souvent considérée comme une maladie honteuse et maudite en Afrique. Et, selon le Dr Etsianat Ondongh-Essalt, psychologue spécialisé dans la drépanocytose, une représentation erronée de la procréation, qui serait le seul fait de la mère, entraîne sur cette dernière le rejet de la transmission de la maladie. Les enfants peuvent alors développer un sentiment de culpabilité et un comportement dépressif, accentués par les crises de douleur. Magueye et Diaminatou voulaient donc être à Cotonou pour témoigner aussi du fait que la drépanocytose n’est pas une malédiction, et que, si l’on est bien informé, on peut vivre avec.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires